Ce samedi et ce dimanche, dans un Paris vide hormis quelques bubons, gris sale, poisseux, enfermé, j’ai broyé du noir, comme le dit la critique du Monde de l’outrenoir, celui d’Evasion le troisième roman de Benjamin Whitmer.
« L’auteur fait évoluer ses personnages dans l’Amérique des laissés-pour-compte, des déshérités incapables, par manque de moyens, de participer activement à la consommation de masse, éloignés – « déconnectés », dit Whitmer lui-même – des centres de pouvoir économique et culturel, une Amérique invisible pour les TV d’information continue, les magazines people. C’est de cette partie-là des États-Unis que vient Whitmer, de l’Ohio (il est né à quarante miles de chez Donald Ray Pollock avec qui il partage ainsi une double proximité géographique et littéraire), il est des leurs. Comme eux, il considère le rêve américain comme une lointaine réminiscence de la manière dont les États-Unis se sont raconté leur propre histoire. Comme eux, il voit le système démocratique ruiné jusque dans ses fondements. »
Pierre Lemaître dans sa préface
Suivez mon regard, chers lecteurs, nos gilets jaunes face à cette Amérique profonde, violente, glauque, sans aucun filet social, apparaissent bien pâlichons.
Mais la question n’est pas là.
En 1968, le Colorado, c’est toujours le Far West, c’est-à-dire une terre chaotique où, pour tout changement en deux siècles, les voitures ont remplacé les chevaux, et la marijuana, la culture du maïs. Les habitants occupent des bicoques insalubres. Ils bavent du jus de chique. Ils se saoulent au whiskey. Ils injurient les « négros » et les « hippies ». Malingres sont leurs enfants. ICI
L’Express :
Vous vous souvenez de Fargo, film jouissif des frères Coen dans lequel un duo de psychopathes fait couler pas mal de sang sur la neige du Dakota ? Eh bien, on a peut-être trouvé l'équivalent en polar. Evasion, de Benjamin Whitmer, réunit à peu près les mêmes ingrédients : une bande de cinglés échappés d'une prison du Colorado, un flic plutôt futé, quelques paumés du cru, un journaliste qui cite Melville chaque fois qu'il sniffe de la coke et, pour corser le tout, un terrible blizzard qui rend fou tout ce petit monde. « Bon Dieu de bordel de Christ boiteux ! » comme dirait l'un des policiers...
On est donc dans un classique polar de cavale.
« Pour tenir le lecteur en haleine avec une intrigue aussi mince, il faut un sacré talent », observe le Prix Goncourt Pierre Lemaitre, dans sa préface enthousiaste.
Et Benjamin Whitmer n'en manque pas, en effet. Séquencé en brefs chapitres traversés de flash-back qui arrivent sans que l'on s'en rende compte, Evasion déploie une mécanique subtile. Les dialogues sont percutants et trash, parfaitement rendus par le traducteur Jacques Mailhos. Et l'auteur glisse ici ou là des aphorismes sans en avoir l'air.
Échantillon : « Peut-être que la spiritualité n'est rien d'autre qu'un truc dont on est témoin et que notre esprit ne peut pas traiter à l'aide du langage. »
Le Point
« Tout est laid ou pas loin, comme les histoires d'amour de Dayton ou Molly, comme le visage de Sparrow, le biker borgne à « l'orbite grêlée et sacrifiée comme si elle avait été creusée avec une barre à mine » ou ce profil qui « ressemble à un truc qu'un rat aurait fait en rongeant un carton ». Le style de l'auteur de Pike (2010) est bon, très bon. À condition d'avoir un penchant pour les bêtes de foire et l'évocation de la misère. »
Evasion par Benjamin Whitmer. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos. Gallmeister, 412 p., 23,80 €.
Deux extraits soft :
Marjorie ne voit pas d’autre homme. C’est ce que l’agence de détectives a dit à Stanley. Elle a déposé les enfants chez sa mère, puis elle a roulé jusqu’à Cheyenne pour se retrouver seule assise dans la chambre d’un motel de bord de route. Juste assise en tailleur sur le lit avec trois bouteilles de vin et la télé allumée. D’après le détective qui la suivait, on l’entendait pleurer depuis le trottoir.
C’est ce que Marjorie fait quand la vie devient si étouffante qu’elle ne peut imaginer passer un autre jour sans aller se pendre dans un placard. C’est ce qu’elle a expliqué à Stanley. Elle roule jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus rouler sans risquer de mettre la voiture dans le fossé, puis elle prend une chambre dans un motel et elle boit trois bouteilles de vin. La première pour l’amour, la deuxième pour la haine, la troisième pour la solitude. Elle avait fait ça plusieurs fois quand elle était avec Stanley, vers la fin, et à chaque fois elle était revenue avec les yeux rougis, l’air plus misérable que jamais et la colonne vertébrale remplacée par du fer à béton.
Stanley comprends ça. Bon sang, c’est un truc qu’il a fait lui aussi. Tu vis une vie que t’as jamais voulu vivre, c’est ce qu’on fait tous. Parfois la forêt devient trop dense, et t’as besoin d’éclaircir les sous-bois. C’est pour ça que Stanley était parti en stop pour Montréal à sa démobilisation. C’est ça qui l’a amené à Denver, où il rencontré Marjorie.
- Pourquoi le ranch de Parker ? dit-elle
Elle connaît Tom Parker. Tout le monde en ville connaît Tom Parker, et sait où il habite. C’est presque une légende. Alors qu’il était encore adolescent Parker s’était joint à la traque de Pancho Villa avec le 13e régiment de Cavalerie, et après cela il fut l’un de ceux qui entendirent les appels à l’honneur lancés par le prédicateur militant Theodore Roosevelt pour la reformation du régiment des Rough Riders pendant la Première Guerre mondiale. Le président Wilson rejeta la requête de Roosevelt au sujet de la formation d’un nouveau régiment d’engagés volontaires, mais Parker s’engagea tout de même dans le 2e régiment de Cavalerie. Puis à Saint-Mihiel il vit de ses propres yeux ce qu’une mitrailleuse pouvait faire à un cheval, quelle que soit la noblesse avec laquelle vous le montiez. Ce fut une leçon qu’il vit se répéter tout au long de sa traversée de la forêt d’Argonne.
Ce fut la dernière fois qu’il monta à cheval pour le compte de quelqu’un d’autre que lui-même. Certains prétendent qu’il devint l’un des ranchers les plus riches du Colorado en utilisant ses talents de cavalier chèrement acquis pour pousser à la ruine autant de membres de l’Association des Éleveurs du Wyoming qu’il le put. Et puis sa Clara décéda et il a aujourd’hui vendu l’essentiel de son bétail. Il ne lui reste plus grand-chose à faire sinon à passer son temps à éconduire les visteurs et raconter des histoires de 1918 à son ouvrier noir.