L’œnotourisme, c’est le nouvel eldorado des vignerons, je crois même qu’il y a un Conseil Supérieur de l’œnotourisme présidé par un ancien Ministre en déshérence, récemment les aînés, comme on disait au temps de la JAC, les VIF ont même colloqués sur le sujet et les gamins-gamines ont fait joujou, en Val de Loire, sur le thème, aux frais de la princesse, ça s’appelle Vinocamp.
Tous psalmodient, à l’attention de ces pauvres vignerons, « il vous faut écrire votre histoire pour la raconter à ces braves gens qui vont venir vous voir dans le fin fond de votre campagne… », sous-entendu « comme vous n’êtes pas foutu de le faire, nous l’écrirons à votre place… »
Ce concept d’œnotourisme apparu sous l’action de Paul Dubrule, l’un des fondateurs du groupe Accor, aujourd’hui propriétaire de vignes en Luberon, relevait de ce cher Monsieur Jourdain pratiquant la prose sans le savoir. Bref, dans une petite chronique 16 mai 2009 je m’amusais :
Le maire de «Losse-en-Gelaisse» à l’attention de Mr Paul Dubrule président du Conseil Supérieur de l’Œnotourisme
« … et, je sens que le moment est venu d’attirer le tourisme dans notre région en utilisant nos ressources naturelles qui sont : notre absence totale d’organisation, notre réelle inefficacité et notre profonde apathie. » (photo titre)
Et le puis le 17 août 2009 je passais à l’attaque :
L’excès d’œnotourisme me saoule
« Dans le TGV du retour de Vinexpo je feuilletais le magazine papier glacé que nous propose la SNCF dans ses TGV lorsque mon regard est tombé sur le titre alléchant, très Libé de la grande époque, de la rubrique Bouche à Bouche : « L’œnotourisme n’est pas un vin mot ». Je me suis dit bonne pioche : le bon peuple voyageant dans ce fleuron de la technologie française va être alléché par des propositions de visites dans notre beau vignoble, que le monde entier nous envie comme le dit notre grand expert de la JV, avec ses châteaux, ses clos, ses domaines, ses mas … et patati et patata…
L’entame de l’article me laissa pantois : « Le vin n’est pas seulement une boisson de la vigne. Il peut être un but de voyage. C’est semble-t-il, ce qu’un nombre croissant d’acteurs de la filière découvre en ce moment. Poussé par la crise du vignoble hexagonal mis à mal par la concurrence des vins étrangers, le concept d’œnotourisme se développe. »
La suite ICI
Donc l’œnotourisme est tendance, pourquoi pas, mais ce que j’écrivais en 2009 reste toujours d’actualité pour le plus grand nombre de vignerons.
Alors, celles et ceux qui vivent du conseil à ces pauvres vigneronnes et vignerons désarmés dégainent leur arme secrète : le storytelling.
Qu’est-ce que le storytelling ?
Toujours avec quelques longueurs d’avance le 7 novembre 2007 je pondais une chronique
Le monsieur Jourdain du storytelling : c'est un peu moi !
Depuis 2001, sans le savoir, je fabrique des histoires et on me lit.
Rassurez-vous chers lecteurs, même si j'aperçois de mon balcon les hauts murs de l'hôpital Ste Anne, je ne suis pas encore atteint par un délire de prétention aiguë. Pour tout vous dire, je suis le premier étonné et pourtant, le premier symptôme de cet étrange manie, celle d'écrire, je l'ai constaté sitôt la publication de mon fichu rapport. L'ami Jean-Louis Piton, qui sait avoir la dent dure quand il le faut, m’avait dit au téléphone : « Ton rapport il ne ressemble à rien de connu... » et moi de répondre, « normal je l'ai écrit... » s'ensuivit un blanc au bout du fil - même si nous nous servions de portables - et moi d'enchaîner : « l'as-tu lu jusqu'au bout ? » la réponse fusa : « oui! » et de répondre : « c'était mon seul objectif, être lu ».
Mais me direz-vous, en quoi cette technique " apparue aux Etats-Unis au milieu des années 1990, le « storytelling » ou l' « art de raconter des histoires » est-elle nouvelle ?
C'est tout simplement parce qu' « elle a été déclinée partout depuis sous des modalités de plus en plus sophistiquées, dans le monde du management comme celui de la communication politique. Elle mobilise des usages du récit très différents, du récit oral tel que le pratiquaient les griots ou les conteurs jusqu'au digital storytelling, qui pratique l'immersion virtuelle dans des univers multi sensoriels et fortement scénarisés » in Storytelling de Christian Salmon éditions La Découverte.
Certains d'entre vous vont sourire, le récit est aussi vieux que le monde, comme Roland Barthes l'écrivait « sous ses formes presque infinies, le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l'histoire même de l'humanité... »
J'en conviens aisément mais c'est qui est nouveau, comme l'écrit Ch. Salmon c'est l'ampleur du phénomène et surtout par son utilisation comme « une technique de communication, de contrôle et de pouvoir [...] Popularisé par le lobbying très efficace de nouveaux gourous, le storytelling management est désormais considéré comme indispensable aux décideurs, qu'ils exercent dans la politique, l'économie, les nouvelles technologies, l'université ou la diplomatie. »
Et d'ajouter :
« Les grands récits qui jalonnent l'histoire humaine, d'Homère à Tolstoï et de Sophocle à Shakespeare, racontaient des mythes universels et transmettaient les leçons des générations passées, leçons de sagesse, fruit de l'expérience accumulée. Le storytelling parcourt le chemin en sens inverse : il plaque sur la réalité des récits artificiels, bloque les échanges, sature l'espace symbolique de séries et de stories. Il ne raconte pas l'expérience passée, il trace les conduites et oriente les flux d'émotions. Loin de des "parcours de la connaissance" que Paul Ricœur décryptait dans l'activité narrative, le storytelling met en place des engrenages narratifs, suivants lesquels les individus sont conduits à s'identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles ».
Ce même Christian Salmon vient d’écrire Sous le storytelling, la spirale du discrédit ICI
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Extraits
Inconnu il y a dix ans cet anglicisme qui signifie l’art du récit, pour lequel on ne trouvait sur le web en français que deux occurrences, est devenu en une décennie la clef des discours politiques, un cliché du décryptage médiatique, le nouveau credo du marketing, une boussole pour naviguer sur les réseaux sociaux, une injonction de la mode… Longtemps considéré́ comme une forme de communication réservée aux enfants dont la pratique était cantonnée aux heures de loisirs et l’analyse aux études littéraires (linguistique, rhétorique, grammaire textuelle, narratologie), le storytelling a connu en Europe comme aux États-Unis un surprenant succès qu’on a pu qualifier de triomphe, de renaissance ou encore de « revival ». Toute chose en ce monde, hommes et marchandises, sujet ou objet, apparaissait soudain porteur d’une histoire, personnage d’une intrigue.
La capacité à structurer une vision politique en racontant des histoires devenait la clé de la conquête du pouvoir et de son exercice.
Le « storytelling » quittait le domaine enchanté du récit littéraire ou des contes pour enfants pour se répandre dans les entreprises, les agences de publicité les médias, les réseaux sociaux. L’art du récit n’était plus réservé aux romanciers ou aux scénaristes, il inspirait le néo-management, le marketing, la communication politique, les jeux vidéo sérieux (« serious games »), la diplomatie publique et jusqu’à l’entraînement des militaires. Dans des sociétés hypermédiatisées, parcourues par des flux continuels d’informations, la capacité à structurer une vision politique non pas avec des arguments rationnels et des programmes, mais en racontant des histoires devenait la clé de la conquête du pouvoir et de son exercice. Un conseiller en communication en fonction sous Nicolas Sarkozy m’avouait récemment dans les coulisses d’une émission de La Chaîne parlementaire consacré au storytelling combien le livre publié à La Découverte avait inspiré la communication de Nicolas Sarkozy pendant son mandat. Mais il ne fut pas le seul, loin de là. Toute la classe politique s’est peu à peu convertie à la nouvelle religion du storytelling et ceux qui comme François Hollande tentèrent d’y résister en s’essayant à un mandat sans récit furent rapidement rappelés à l’ordre et durement sanctionné par les sondages.
Mais le succès du storytelling ne s’est pas limité à la sphère médiatique et politique. Que vous vouliez mener à bien une négociation commerciale ou faire signer un traité de paix à des factions rivales, lancer un nouveau produit ou faire accepter à un collectif de travail un changement important, y compris son propre licenciement, concevoir un jeu vidéo « sérieux » ou soigner les traumas post-guerre des GI’s, le storytelling apparaissait comme une panacée, une réponse à la crise du sens dans les organisations et un outil de propagande, un mécanisme d’immersion et l’instrument du profilage des individus, une technique de visualisation de l’information et une arme redoutable de désinformation. Mêmes les narratologues et les théoriciens du récit se réjouissaient de voir leur sujet d’études coloniser de vastes domaines du discours et de la parole publique, indifférents ou aveugles aux effets corrosifs de cet usage excessif de la narration en lieu et place de l’argumentation.
Le mot même de « storytelling » se trouvait connoté par ces usages instrumentaux du récit. Il s’enveloppait d’une aura de mystère. On lui prêtait des pouvoirs magiques. Il finit par muter en une sorte d’assomption médiatique mise à toutes les sauces, comme équivalent général de toutes les pratiques sociales, unité de compte de l’économie discursive, ou source de légitimation, la raison d’une époque, ou sa pensée magique. Nouveau sésame d’un monde désorienté, le « Storytelling » devint la formule magique capable de fluidifier, d’orienter, de canaliser les pratiques.
Point crucial
L’essor du storytelling ressemble donc à une victoire à la Pyrrhus, obtenue au prix de la banalisation du concept même de récit et de la confusion entretenue entre un véritable récit (narrative) et un simple échange d’anecdotes (stories), un témoignage et un récit de fiction, une narration spontanée (orale ou écrite) et un rapport d’activité. La promiscuité même de l’idée de récit a creusé sa propre tombe. Le « tout storytelling » a produit le discrédit de la parole publique. L’explosion d’Internet et des réseaux sociaux après avoir créé un environnement favorable à la production et à la diffusion des histoires a produit une sorte d’incrédulité généralisée, de soupçon. De même que l’inflation monétaire ruine la confiance dans la monnaie, l’inflation d’histoires a ruiné la confiance dans le récit et dans son narrateur.
Conclusion : chères vigneronnes, chers vignerons, ne confiez pas votre plume à des fabricants d’histoire, ils vous vendront du baratin, du copié-collé, du formaté, rien de bien original, si vous souhaitez vous investir dans les réseaux sociaux, soyez vous-même, simplement, soyez nature, la spontanéité, la fraîcheur valent mieux que du préemballé.