À l’origine, le seigneur exerçait sur ses vassaux le pouvoir de justice le plus absolu. C’est dans ce domaine que, partout ailleurs, en Corse, les droits seigneuriaux avaient été le plus nettement réduits au cours du XVIe siècle. Seule la seigneurie d’Istria était parvenue à conserver des privilèges judiciaires importants. Elle était dirigée par des officiers nommés par les seigneurs, aptes à juger tant au civil qu’au criminel et non soumis au contrôle des actes (ce qui s’appelait le syndicamento, exercé par des « syndicateurs »). D’ailleurs les seigneurs d’Istria invoquent-ils fréquemment, et avec succès le plus souvent, le caractère définitif de leurs jugements : ils disposent de ce que l’on nomme en droit romain le merum et mixtum imperium, c’est-à-dire le droit et le pouvoir de l’appliquer, et, en vertu d’anciens privilèges, périodiquement réaffirmés, on ne peut faire appel de leurs sentences (des seigneurs d’Istria et de leurs officiers) que devant la Banca Comune. Cette Banca était une cour d’appel locale, composée de seigneurs et de leurs officiers, qui, au début du XVIIe siècle, se tenait ordinairement à Bicchisano dans la maison de Giovan Maria d’Istria, et à Sollacaro dans celle d’Alessandro, suivant que les appelants étaient vassaux de l’une ou l’autre branche de la seigneurie. Cela illustre que, encore au milieu du XVIe siècle, et au début du siècle suivant, la dépendance de la maison d’Istria à l’égard de l’Office (l’office de Saint Georges* ) ou à l’égard du Sénat de Gênes était nulle ou à peu près, privilège dont ne jouissaient plus les seigneurs de Bozzi et d’Ornano. Ce qui permettra à Jean-Jacques Rousseau, quand, travaillant à un projet de Constitution pour la Corse, il se penchera sur ces curieuses survivances féodales, de constater n’être pas en présence de seigneurs fieffés, mais bel et bien de princes « dont les droits approchaient de la souveraineté même. »
Ce qui n’empêchait nullement les seigneurs en question, à l’occasion, de faire de leur droit de justice un usage parfois partial, en tout cas perçu comme tel par leurs justiciables ou leurs administrés. L’impression de mauvais traitements en matière judiciaire donne lieu, au début du XVIIe siècle, à beaucoup de réclamations et de doléances. On reproche en particulier au notaire ajaccien Francesco Bonaparte qui, en 1613, est lieutenant du fief – et apparenté aux seigneurs d’Istria –, d’être à la fois juge et partie dans toutes les affaires qui opposent les habitants des communautés aux feudataires. Il est reproché à ces derniers de s’octroyer des droits qu’ils n’ont pas, comme le droit de grâce, théoriquement réservé au Sénat de Gênes. Ils l’invoquent, par exemple, pour se faire de bandits ou de bergers condamnés des obligés, d’autant plus utiles qu’ils peuvent à l’occasion, en toute impunité, leur procurer des armes à fau… Autre grief adressé à la justice seigneuriale : de nombreux délits – et même des crimes, dit-on – restent impunis, particulièrement les fameux accatti *, strictement interdits par les statuts de l’île et passible des galères. Où la « principauté » prend des airs de quartier aux mains d’une bande, d’un « clan ».
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Les griefs adressés à la justice seigneuriale – en partie fondés, mais quelle justice est idéale, exempte de critiques ? –sont à rapprocher de ceux qui à l’époque génoise allaient à l’ensemble de la justice exercée en Corse. Un expression est passée en dicton, le « juge génois ». La justice était si mal rendue dans l’île qu’on avait l’impression que Gênes y avait envoyé ses hommes les plus tarés… « Juge génois » est devenu une injure usuelle, qui évoque toutes les formes possibles de turpitudes et de prévarications. Il est juste d’indiquer que, toute humaine qu’elle ait été – donc bourrée de défauts, imparfaite à souhait –, jamais pareil reproche n’a été adressé à la justice féodale des seigneurs d’Istria.
*L’accato, il s’agissait d’une sorte de taxe – officiellement, c’était un « don » ; son institution était fondée sur un mécanisme psychologique curieux : les gens sont enchantés de faire des cadeaux aux puissants, pour s’en faire bien voir et obtenir leur protection… –, taxe prélevée par le seigneur en échange d’une protection ; en langage contemporain, on pourrait traduire ce mot par « racket ».
Source : Une famille corse 1200 ans de solitude Robert Colonna d’Istria Plon
*La République de Gênes, en 1453, en confie la gestion à une puissante banque génoise constituant une sorte d'état dans l'état: l'Office de Saint-Georges. Sous couvert de défendre et administrer l'île, il s'emploie en fait essentiellement, pendant plus d'un siècle, à l'exploiter comme une colonie, ce qui accentue le ressentiment des Corses à l'égard de Gênes et la conduit en 1562 à mettre fin à la mission de l'Office. De graves désordres s'ensuivent, mais après l'échec de la tentative d'insurrection générale de Sampieru Corsu, l'île retombe sous la domination de Gênes.