Sitôt débarqué sur le tarmac de Campo dell Oro je loue ma petite auto – les loueurs achètent en gros aux constructeurs ce qui se vend mal, cette année j’eus droit à une Citroën Berlingo, genre camionnette et en dépit de l’immatriculation insulaire tout le monde nous repère – et je file vers le centre-ville d’Ajaccio. S’y garer est sportif mais j’y arrive. Ma première station est pour ma librairie fétiche La Marge où je fais ma moisson de livres pour mes 15 jours corses.
J’avais noté dans ma vieille tête d’acheter le dernier Jérôme Ferrari ce que je fis.
Dans ma petite Ford d’intérieur je m’en félicitai car, les médias corses, In Corsica, Corse-Matin affichaient le Jérôme sur des pages et des pages, aussi bien à Tiuccia qu’à Sagone son livre À son image était mis-en-avant.
Normal, la Corse est un village, avoir un Goncourt sous la main ce n’est pas tous les jours.
Dans In Corsica j’ai tout d’abord lu, sur 1 double page, une « ode » de Marc Biancarelli à son ami Jérôme Ferrari.
J’avoue que ce genre d’exercice, aussi sincère fut-il, ne fut pas de nature à me convaincre de me plonger dans le livre.
Alors j’ai mis du temps à l'aborder, et lorsque je l’ai fait, contrairement à ma pratique, c’est un petit livre, je l’ai lu par tronçons, sans grand enthousiasme, par moment je me suis laissé emporter par la flamboyance du style, dans d’autres j’ai peiné.
Comment rendre compte de cette lecture ?
J’ai attendu jusqu’au moment où j’ai reçu le verdict du Masque & la Plume
Michel Crépu, sensible à la recherche d’intensité
C’est un livre d’une énorme maladresse, notamment dans l’humour. Il y a plein de choses qui ne vont pas… mais en même temps il y a une intensité, ce qui fait que ce livre a une sorte de violence.
La Corse de Ferrari c’est un peu un endroit où on peut questionner la confrontation entre la vie de la mort. Et je suis sensible à la recherche d’intensité.
Pour Frédéric Beigbeder, c’est un sermon
Jérôme Ferrari est un auteur concerné par tout ce qui se passe dans le monde : il y a la guerre en Yougoslavie, les attentats en Corse et le nationalisme en Corse, la guerre en Irak… Son précédent livre, le Prix Goncourt était déjà un sermon.
Nelly Kapriélian, n’a pas supporté la figure du prêtre
Je n’ai jamais vraiment accroché, Jérôme Ferrari en fait toujours des caisses, et ce n’est pas simplement sur les sujets. Il a toujours une façon de nous prendre en otage avec des sujets très graves et un ton très grandiloquent. Mais c’est quand même un écrivain, il y a une écriture, un projet… c’est ambitieux.
Par contre il y a une forme d’académisme dans le personnage du prêtre et, en 2018, je trouve cela très poussiéreux.
Arnaud Viviant a été bluffé
C’est un grand livre et c’est assez rare, justement à travers cette figure exceptionnelle de prêtre et de parrain qui représente un peu le diable pour cette jeune fille. Il lui donne tout ce dont elle a envie, un appareil photo, de l'argent pour partir en reportage etc. Il est donc l'instrument de sa malédiction. Le personnage est magnifique et doit prononcer son homélie. Il y a une tension...
Soudainement dans ce livre, il y a une espèce de perfection, notamment dans la construction, dans l’art du romancier.
Je suis Crépu et Kapriélian… J’ai détesté l’image du prêtre, sa soudaine vocation frise le grand n’importe quoi.
Comme je suis bon prince je vous donne à lire les critiques de La Croix, son interview au Monde qui lui a donné son prix, de Télérama qui bien sûr est enthousiaste et d'une critique que je ne connais pas.
« À son image » de Jérôme Ferrari La Croix
Sabine Audrerie le 30/08/2018
Ce nouveau livre, histoire fictive d’Antonia, jeune femme corse morte dans un accident de voiture, à trente-huit ans, prolonge cette réflexion. Ses obsèques, leur scansion par les différents moments liturgiques, offrent au livre son cadre et son rythme, comme autant de tableaux dans lesquels viennent s’insérer les épisodes de la vie d’Antonia et son lien très beau avec son parrain, devenu prêtre de leur paroisse.
Iconographie sans images
Sa passion pour la photographie, qu’elle est frustrée de cantonner à sa couverture des fêtes villageoises pour un journal local, permet à l’écrivain de développer sa méditation sur l’image. Il ira l’appuyer sur de nombreuses représentations de conflits du XXe siècle, des massacres aux simulacres, des débâcles à la souffrance des civils. Il s’attachera particulièrement aux trajectoires de deux reporters de guerre, le Français Gaston Chéreau et le Serbe Rista Marjanović, dont les clichés et les récits ont témoigné de la sidération devant les méfaits des hommes, mais aussi de leur impuissance face au dilemme : montrer ou ne pas montrer ?
Jérôme Ferrari documente son roman d’une iconographie sans images, confiant leur description au pouvoir des mots. Il évoque notamment une photo de Rista Marjanović, en 1915 à Corfou, d’un soldat famélique lors de la retraite de l’armée serbe vers les montagnes albanaises : Le Visage du siècle. Et les professionnels ne sont pas les seuls à immortaliser l’infamie, quand les bourreaux eux-mêmes, posant à leurs côtés, se plaisent à prendre « des photos de leurs victimes, abattues, pendues ou crucifiées le long d’une route d’Anatolie comme dans un jeu de miroirs multipliant à l’infini l’image du Christ ».
Un appel à la miséricorde
La suite ICI
« Le Monde » remet son prix littéraire à Jérôme Ferrari pour « A son image »
Le sixième prix littéraire « Le Monde » a été attribué mercredi à l’écrivain pour son roman qui retrace l’histoire d’une photo-reporter corse.
LE MONDE | 05.09.2018
Propos recueillis par Raphaëlle Leyris et Jean Birnbaum
Nous avons hésité à faire figurer A son image parmi les romans en lice pour le prix littéraire Le Monde. Non que nous ayons eu des doutes sur la beauté sombre et la force de cette histoire retraçant l’histoire d’une photoreporter corse. Mais parce que, six ans après le Goncourt du Sermon sur la chute de Rome (Actes Sud), nous nous interrogions sur le sens qu’il y aurait à attribuer une récompense à celui qui avait déjà reçu le plus convoité des prix.
Des questions balayées par l’enthousiasme du jury, présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, et composé de journalistes travaillant au « Monde des livres » (Jean Birnbaum, Florent Georgesco, Raphaëlle Leyris, Florence Noiville et Macha Séry) et aux quatre « coins » du Monde : François Bougon (Economie), Denis Cosnard (Economie), Emmanuel Davidenkoff (Développement éditorial), Clara Georges (« L’Epoque ») et Raphaëlle Rérolle (« Grands reporters »). En dépit des grandes qualités des autres textes sélectionnés, c’est donc A son image qui succède à L’Art de perdre, d’Alice Zeniter (Flammarion).
Quel rapport entreteniez-vous avec les prix littéraires avant le Goncourt, et ce dernier a-t-il modifié votre regard sur eux ?
Comme lecteur, je n’ai jamais choisi un livre en fonction des prix, et il ne m’a jamais semblé que ceux-ci étaient un critère de qualité littéraire infaillible. Et pourtant je me rappelle très bien à quel point, en 2012, la semaine avant l’attribution du Goncourt, j’avais du mal à penser à autre chose.
Aujourd’hui, j’entretiens un rapport moins détaché que je ne le pensais, moi qui étais convaincu d’en avoir fini avec les prix. Celui du Monde me fait très plaisir. Sans doute parce que j’ai une relation particulière avec votre journal depuis 2012. [Plus de deux mois avant de recevoir le prix Goncourt, Jérôme Ferrari avait fait la « une » du « Monde des livres » et du Monde pour Le Sermon sur la chute de Rome.]
Avez-vous un lien plus lointain, familial par exemple, avec « Le Monde » ?
Cela fait des années que je suis abonné au Monde. Dans ma famille, il n’y avait pas de quotidien à la maison, mais j’ai tout de même un lien familial avec le journal, grâce à un cousin qui travaillait à l’imprimerie du Monde, et qui a donné à mon père la plaque d’impression de cette fameuse « une » du Monde d’août 2012 !
Votre œuvre semble revenir constamment à la première phrase d’« Un dieu un animal » (Actes Sud, 2009) : « Bien sûr, les choses tournent mal. » L’expression est récurrente dans « A son image »…
Je m’en suis aperçu à la relecture ! J’ai fait un travail d’enquête en Serbie avant d’écrire, et ce qui revenait constamment dans les discussions avec les gens était leur consternation face à la rapidité avec laquelle, oui, les choses tournaient mal. Le fait qu’ils pensaient moins vite que l’événement. L’expression s’est imposée. Mais peut-être que cela m’a frappé parce que cela rencontrait, chez moi, un certain tropisme.
Plus le roman avance, plus on a l’impression que la photo est ce qui montre ce qui n’aurait pas dû être montré. Et l’on se demande si, au fond, la conclusion à en tirer ne serait pas celle d’une « supériorité » morale de la littérature…
C’est un problème qui est abordé, en effet, mais ça n’est pas du tout ce que je pense. Le piège de l’obscénité est là, dans n’importe quel type de représentation. Cette question m’intéresse, y compris d’un point de vue philosophique, depuis longtemps.
Personnellement, je pense que les photos qui montrent ce qu’on devrait cacher doivent le montrer – même si j’ai conscience que l’impact du photo-reportage de guerre est inférieur à ce qu’il a pu être, parce que l’on est noyé sous les images.
Attester d’un événement reste une chose très importante. Je ne pense pas que la littérature, face à l’obscénité, puisse se placer en position de supériorité par rapport à la photographie. Il faut voir au cas par cas. Quand j’écrivais Où j’ai laissé mon âme [Actes Sud, 2010], cette question me travaillait particulièrement – et avec elle cette idée qu’on peut être obscène avec les meilleures intentions du monde.
Est-ce que ces interrogations sur l’obscénité et la complaisance ont un lien avec la relative sobriété de votre écriture dans « A son image » ?
Non, ça, c’est vraiment une chose entre moi et moi, à cause de laquelle j’ai recommencé le roman vingt fois. J’ai toujours eu peur du moment où l’on maîtrise une forme si bien que l’on finit, sans s’en rendre compte, par reproduire un « algorithme » inconscient d’écriture… Au risque de s’auto-parodier. C’est une chose que je craignais, et c’est de cela que procède ce changement. Je voulais un peu échapper à moi-même.
La thématique religieuse est très forte ici, comme elle l’était dans « Le Sermon sur la chute de Rome », entre autres. Vous dites n’être pas croyant, mais est-ce que, de livre en livre, vous n’approfondissez pas ce que le philosophe, théologien et prêtre Michel de Certeau (1925-1986) appelait une « écriture croyante » ?
Cette expression est très belle ! Je veux bien me l’approprier. Il est sûr que je ne suis pas croyant, et tout aussi sûr qu’il y a là-dedans beaucoup de choses qui me touchent, sans quoi je ne me lancerais pas dans un exercice simplement intellectuel ou esthétique.
Pour écrire un personnage de prêtre, comme il y en a un dans A son image, il faut que je me sente au moins la capacité de me faire une représentation intime de ce que peut être cette expérience. Je ne sais pas si j’aurais ressenti cette proximité si je n’avais pas connu les messes d’enterrement corses – c’est une série de gestes, de prières et de devoirs qui sont accomplis dans une solennité encore augmentée quand la messe est chantée en polyphonie. Peut-être que j’y suis d’abord venu par émotion esthétique.
- À son image Jérôme Ferrari On aime passionnément c’est Télérama ICI
- À son image, Jérôme Ferrari
Ecrit par Emmanuelle Caminade 29.08.18 dans La Une Livres ICI
Extrait page 199-200) :
« … les 30 et 31 août 1995, trois hommes furent abattus. Parmi eux se trouvait Pierre A ;, gisant sur un trottoir du centre-ville de Bastia, qu’Antonia revoyait, jeune et vivant, dressé dans le box, au procès de Lyon, et ces deux images étaient indissolublement liées quoiqu’i fût impossible de se représenter le chemin qui menait de l’une à l’autre. Antonia en ressentit un choc qui l’ébranla jusqu’au fond. Elle alla au village où elle trouva Pascal B. dévasté par la tristesse, parce que c’était sa faute, la sienne et celle de tous ses semblables, c’était à cause de leurs stupides cagoules, de leurs conférences de presse et de leurs armes et de toute leur mythologie de merde que ce pays tout entier vouait désormais au culte aux assassins, à cause d’eux, la capacité à donner la mort était devenue le seul étalon de la valeur humaine et quand Pascal B., les larmes aux yeux, lui dit que c’était comme ça depuis toujours, elle cria, ce n’est pas une excuse, c’est devenu encore pire à cause de vous, et voici l’apothéose, vous avez enfin réussi à vous entretuer, comme vous en rêviez depuis des années, au fond, vous devez tous être bien contents, maintenant, d’avoir enfin l’occasion de tuer et de mourir, comme des hommes, parce que pour vous, c’est ça, être un homme, vous n’imaginez même pas que ça puisse être autre chose, grand bien vous fasse, et si vous étiez les seuls concernés, je n’en aurais rien à foutre, mais vous n’êtes pas les seuls, vous nous contaminez, vous nous pourrissez tous, criait-elle, tout le monde entendait les bruits des coups de feu mais ce n’était pas seulement des ondes sonores qui se propageaient, c’étaient des radiations toxiques, à chaque coup de feu, brisant les corps et les esprits, empoisonnant l’air que tout le monde devait respirer, préparant Dieu savait quelle monstrueuse mutation pour l’avenir, et à chaque fois qu’Antonia se rendait sur une scène de crime, elle s’approchait dangereusement de la source radioactive qui les contaminait tous, elle le sentait physiquement, et tout est votre faute et Pascal B. avait fini par crier à son tour, tu crois que je ne le sais pas ? Tu crois que je n’aimerais pas tout recommencer autrement ? Tu crois que ne le sais pas ? Tu ne me connais pas du tout, alors ? La colère d’Antonia retomba d’un seul coup. Ce n’est pas vrai que je n’en aurais rien à foutre, dit-elle. Je ne veux pas qu’on te tue. »