Tout près de la frontière, aux confins de mon univers connu, j'attendais le jour où la vraie vie commencerait. J'étais le clone de Giovanni Drogo, ce jeune ambitieux pour qui « tous ces jours qui lui avaient parus odieux, étaient désormais finis pour toujours et formaient des mois et des années qui jamais plus ne reviendraient... »
Dino Buzzati, l’auteur du Désert des Tartares, du K ne connaissait rien au vélo, il l’avoue d’emblée. Et c’est pourtant lui que le Corriere della Sera dépêche pour couvrir le Tour d’Italie 1949 et suivre le duel attendu par tout un pays entre Gino Bartali le Toscan « dit Il Vecchio ou Gino le Pieux, idole d’avant-guerre pour qui bat le cœur de l’Italie » et Fausto Coppi, le piémontais, moderne, cartésien, progressiste, pas religieux pour un sou, c’est le dauphin, qui dans son sillage, allure d’échassier, jambes interminables, qui en veut et qui va se tailler un palmarès de campionissimo. Bartali est petit, Coppi est élancé́. Ce sont les deux visages de l’Italie, comme l’écrira Malaparte.
Il ne singe pas les journalistes sportifs, il chronique ce Giro à sa manière, avec des angles très personnels, véritable reporter dictant ses papiers à la fin des étapes « Il traque le moindre signe qui donnera à son récit l’épaisseur de l’épopée», écrit Éric Fottorino, auteur de la préface, qui a 24 ans, alors qu’il faisait douloureusement le deuil de ses rêves de champion cycliste, jeune journaliste au Monde, lorsque le livre atterrit sur son bureau.
Fottorino, est séduit « le cyclisme, le journalisme pratiqué par un écrivain, et quel écrivain ! La machine à rêve pouvait tourner à plein régime… »
« Les juges, c’est-à-dire les montagnes, siègent énigmatiques » Elles vont trancher. Comme les cols de Vars et de l’Izoard trancheront les jarrets du Vecchio. Dans cette dix-septième étape entre Coni et Pignerol, Coppi va montrer sa roue arrière à Bartali. Il le distance avec méthode, mètre après mètres, pour le reléguer à plus de onze minutes. Le maillot rose de leader tombe sur les épaules du grand échassier pour ne plus le quitter jusqu’à l’arrivée à Milan, où Fausto compte 23 minute d’avance au classement final.
« Mais chez Buzzati, ce ne sont pas les chiffres qui ont le dernier mot. Ce sont les hommes, même quand ils gardent le silence. »
Extraits
Palerme, le 20 mai. Dans la nuit
Prêtes sont les bicyclettes, astiquées comme des nobles destriers à la veille du tournoi. L’affichette rose portant le numéro est fixée sur le cadre par des plombs apposés officiellement. Le lubrifiant les a abreuvées là où il fallait. Les pneus très minces, sont lisses et tendus comme de jeunes serpents. Les boulons ont été bloqués, la selle inclinée comme il se doit, et la hauteur du guidon a été calculée au millimètre. Les bicyclettes ont été de bonnes élèves, on dirait qu’elles ont appris tout ce qu’il y avait à apprendre, désormais elles le savent par cœur, après tous ces essais, toutes ces vérifications, tous ces contrôles. Comment pourraient-elles oublier ne fût-ce qu’une virgule au moment de l’examen ?
… Et puis les « bombes », les mixtures tonifiantes capables de faire bondir un cadavre hors de son cercueil comme un saltimbanque.
Ni Coppi ni Bartali ne sont arrêtés à Eboli.
Salerne, le 24 mai. Dans la nuit.
À présent, cependant, bien que dénué de toute compétence comme je le suis, laissez-moi vous poser une question : est-ce que vous avez bien regardé, en traversant la Calabre, les gens qui vous attendaient ? Vous souvenez-vous de ces milliers et ces milliers de visages tendus avec angoisse dans votre direction, sans qu’il soit possible de faire la moindre distinction entre eux, ni quant à l’âge ni quant au métier, des paysans, des bergers, des mères de famille, des maçons, des fillettes, des moines, des carabiniers, de vieilles femmes décrépites, des maires, des employés, des balayeurs, des professeurs et cette multitude d’enfants, partout ? Vous êtes passés par des vallées où l’on aurait vraiment dit que le Christ, qui s’est arrêté à Eboli, n’avait jamais pénétré, et pourtant sur les blocs de pierre, à la lisière des bosquets de broussailles, debout sur les talus escarpés bordant la route, des hommes et des femmes vous attendaient. Beaucoup avaient marché pendant de nombreux kilomètres rien que pour vous saluer, descendant de villages perdu au diable vauvert et juchés à la cime de rochers millénaires.
[…]
On aurait dit d’étranges îlots, d’une humanité reléguée bien loin de notre monde, villes invraisemblables, purs mirages.
Toutefois, ces routes étaient d’un côté comme de l’autre bordée d’une foule invraisemblable de gens heureux Oui, absolument heureux : voilà comment étaient ces gens-là, dont nous ne soupçonnions pas l’existence ; ils avaient une candeur et une bonté d’âme qui étaient vraiment telles que je les dépeins, en nul autre endroit vous n’en trouverez de pareilles. Même vous deux, c’est certain, car vous n’êtes pas idiots.
Pesaro, le 28 mai. Dans la nuit
Est-ce que la meute bariolée des routiers s’est aperçue qu’elle traversait l’un des territoires les plus beaux qui existaient au monde ? Si tout autour il y avait eu les banlieues brumeuses d’un bassin industriel, est-ce que cela serait devenu au même pour elle ? C’est sûr : c’est un crime, en un certain sens, que d’utiliser des lieux aussi enchanteurs pour un effort aussi ingrat, aussi bestial. Inconscients, les fuyards, sans regarder autour d’eux, guettant seulement les seaux d’eau que les philanthropes préparaient devant le seuil de leur maison pour les rafraîchir un peu, dévorèrent l’espace. De notre voiture, nous vîmes quelque chose, images interrompues et fugitives de cette Italie essentielle d’une grande beauté plastique, c’est-à-dire l’Italie des ruines majestueuses, lourdes d’histoire. L’Italie des chênes et des cyprès, des immenses villas patriciennes installées sur les pentes comme des impératrices fatiguées. L’Italie des murs bosselés couverts de blasons, des autocars usés qui, bringuebalants, se précipitent à tombeau ouvert vers le fond des vallées, l’Italie des églises très anciennes, des minuscules maisonnettes des gardes-barrières, des jeunes femmes enceintes, des tailleurs de pierre travaillant au bord de la route sous le soleil de midi, des madones enchâssées à l’angle des maisons avec leur lumignon éternellement allumé, l’Italie des meules de paille et des boeufs à longues cornes, majestueux comme des patriarches, des jeunes moinillons barbus qui passent à bicyclette, des rochers trop pittoresques pour être considérés seulement comme de purs produits de la nature, des ponts millénaires dont l’échine est encore capable de supporter des mastodontiques camions avec leur remorque, l’Italie des auberges et des accordéons, des grandioses palais aristocratiques transformés en granges et en étables, des collines douces couvertes de cyprès jusqu’à leur cime.
Les laissés-pour-compte du « temps maximum »
Venise, le 30 mai. Dans la nuit.
Les 11 lorsque :
Lorsque tout cela fut advenu, voilà qu’arrivent trois jeunes gens à bicyclette, sales, en sueur, épuisés par l’effort, qui cherchent à remonter le fleuve lent et tumultueux de la foule. « S’il vous plaît ! S’il vous plaît ! crient-ils. Écartez-vous ! La piste, la piste ! »
[…]
Ce sont les derniers, les déshérités, les affligés, les parias, les inconnus toujours à la limite dangereuse du temps maximum (vingt minutes tous les cent kilomètres)…
Ils sont des gregari de dernier rang, par contrat ils sont tenus de céder leur roue à leur chef d’équipe, de courir à l’avant et à l’arrière, d’une ferme à l’autre, pour lui procurer de l’eau à boire, de le tirer lorsqu’il se trouve en difficulté, de l’attendre lorsqu’il est attardé, de prendre à son intention, aux postes de ravitaillement, la musette de toile contenant les vivre et de la lui porter ; un peu comme les chiens de chasse qui, allant et venant en tous sens, parcourent beaucoup plus de chemin que leur maître.
Dans les Alpes, Bartali cède devant Coppi trop fort pour lui
Pinerolo le 10 juin. Dans la nuit.
C’est un vaincu, Bartali, aujourd’hui. Pour la première fois. Voilà qui nous remplit d’amertume, car cela nous rappelle intensément notre sort commun à tous. Aujourd’hui, pour la première fois, Bartali a compris qu’il était arrivé à son crépuscule. Et pour la première fois, il a souri. C’est de nos propres yeux que nous avons constaté le phénomène, lorsque nous sommes passés à côté de lui. Quelqu’un l’a salué sur le bord de la route et lui, tournant légèrement la tête dans cette direction-là, il a souri : l’homme hargneux, distant, antipathique, l’ours intraitable aux incessantes grimaces de mécontentement, lui, précisément : il a souri. Pourquoi as-tu fait cela, Bartali ? Ne sais-tu pas qu’en agissant ainsi, tu as détruit cette sorte d’enchantement revêche qui te protégeait ? Les applaudissements, les vivats des gens que tu ne connais pas commencent-ils à t’être chers ? Est-il donc si terrible, le poids des ans ? Tu t’es rendu, enfin.