Lors de ma première sortie sur mon nouveau destrier électrifié, j’ai acheté ce livre à l’Écume des Pages sans n’avoir lu aucune critique, au feeling, à son odeur si je puis m’exprimer ainsi, l’un des libraires m’a dit : « Très bon choix !»
Et puis, il est resté dans ma pile de livres. J’étais dans ma période Philip Kerr.
Je l’ai ouvert un soir et je ne l’ai plus quitté.
125 petits chapitres.
« Aramburu ramasse les morceaux et fabrique une mosaïque de 125 petits chapitres. La chronologie linéaire de ces quarante années est bousculée, déjouée par la nécessité de dire un chaos. La journée pluvieuse du meurtre est ainsi narrée en plusieurs endroits du roman, décomposée en parcelles, faisant retour à travers plusieurs regards de manière obsédante. Les personnages émergent dans une narration éclatée où les voix et les points de vue s’entremêlent et où se dilue habilement la responsabilité narrative, comme si le narrateur avait à cœur de montrer, sans dissimuler aucun crime, que « tout le monde a ses raisons », selon la belle formule de Jean Renoir. »
Le premier soir j’ai envoyé, à minuit, un SMS à mon ami Jean-Louis un peu basque sur les bords « l’as-tu acheté ? »
Le lendemain, après avoir lu les critiques, la réponse fut radicale « J’y cours ! »
Faites comme lui !
Courrez l’acheter…
Fernando Aramburu, l’auteur, annonce la couleur :
« J’ai dénoncé sans haine le langage de la haine, et l’oubli tramé par ceux qui essaient de s’inventer une histoire au service de leur projet et de leurs convictions totalitaires ».
Patria : «Patrie»
ETA acronyme d’Euskadi Ta Askatasuna, signifiant Patrie basque et liberté.
Il faut se familiariser avec les noms et prénoms des personnages, Txato, Txopo, Patxo, Aránzazu, Paxti, Arantxa, mais on s’y fait, pour les expressions en euskera dans le texte, ama, amora, aberzale, cipayo,ekintza, picoleto, txibato… etc il y a un glossaire à la fin du livre.
Ce que montre avec justesse ce roman, c’est l’inextricable réalité quotidienne d’un monde clos, le village, de l’activisme borné, d’une machine de la terreur qui tourne sur elle-même, de la peur, de la lâcheté ordinaire, du repli sur le clan, le chantage via l’extorsion de l’impôt « révolutionnaire », les tyrannies locales, les silences complices, la lâcheté de la majorité, l’héroïsme de quelques-uns, de l’acculturation politique d’une Miren, qui a pleuré la mort de Franco, qui versera dans la cause pour la défense de son fils Joxe Mari passé par la case commando terroriste, et qui séjourne en prison, d’un clergé local opportuniste, des complicités de l’autre côté de la frontière, de la bestialité de certains chefs de l’ETA.
«Patria est comme un train qui passe sur des rails parallèles, tenus l’un à l’autre, le premier rail étant celui des victimes d’ETA, l’autre celui des assassins, même si ces derniers se sentent aussi victimes, en l’occurrence de l’Etat espagnol, des gardes civils, de la répression policière. Ces deux rails s’attirent, se repoussent, vivent dans la dépendance l’un de l’autre».
José Carlos Mainer, critique littéraire
«Les années de plomb ont imprégné les consciences, au point que jusqu’à aujourd’hui, la plupart ont intériorisé la peur de l’autre, la fascination hypnotique pour le terrorisme et la lâche distance vis-à-vis des familles de victimes et des gens menacés»
Fernando Savater, philosophe basque lui-même sous escorte policière pendant une grosse décennie pour avoir haut et fort dénoncé «la nature fasciste» de l’organisation armée séparatiste.
Pour Florencio Dominguez Irribaren, directeur du Centre pour la mémoire des victimes du terrorisme, l'un des meilleurs connaisseurs de cette question, « Patria a plus fait que bien des analyses pour décrire les années de terrorisme au Pays Basque »
«Je souhaite que les générations à venir sachent ce qui s’est passé, et qu’elles le sachent à partir de versions qui ne blanchissent pas l’histoire. Avec mon roman, j’ai voulu contribuer à la défaite culturelle d’ETA.» Fernando Aramburu
Un pavé de 600 pages qui décrit, avec simplicité, en phrases courtes, incisives, la complexité des années de violence au Pays basque, l'implacable pression de l'idéologie nationaliste sur la population
Il a été vendu à plus de 700 000 exemplaires depuis sa sortie à l'automne 2016, douze éditions, des traductions dans cinq langues, dont le français.
L’ETA responsable de la mort de 829 personnes depuis près d’un demi-siècle, l’organisation séparatiste armée ETA a décrété un «cessez-le-feu unilatéral» le 20 octobre 2011. Et, suivant le chemin qui mène inéluctablement à leur disparition totale, les terroristes viennent d’annoncer leur désarmement complet.
« Si Patria a touché les consciences, c’est avant tout parce que de nombreux Basques ont pu se reconnaître dans la trame de cette fiction où, cependant, tout est vrai. Dans un village imaginaire du Guipúzcoa, la région autour de Saint-Sébastien (à la fois la plus bascophone et la plus indépendantiste), l’auteur nous narre les rivalités entre deux familles aux destins opposés, dont chaque leader est une femme. Miren et Bittori sont des etxekoandreak, ces femmes au foyer au fort caractère, représentatives de la nature matriarcale de la société basque traditionnelle. »
« Aramburu fait le choix de la présenter sous la forme d’une tragédie familiale couvrant un peu plus de deux générations. Bittori, villageoise en exil à Saint-Sébastien, pleure son mari Le Txato, patron d’une petite entreprise de camions, abattu à deux pas de chez lui, après un long harcèlement de graffiti et de lettres de menaces, pour avoir refusé de payer « l’impôt révolutionnaire ». L’amie d’enfance de Bittori, Miren, restée au village, récrimine contre l’incarcération interminable, au fond de l’Andalousie, de son fils Joxe Mari, membre de l’ETA ayant appartenu au commando qui a assassiné Le Txato. »
« Beaucoup soulignent la force cathartique du roman. A commencer par le réalisateur Aitor Gabilondo, chargé de la future adaptation télévisuelle : «Lorsque ETA était en activité, on vivait dans une sorte d’étau mental, comme sous une dictature sociale où tu ne peux rien dire contre ces seigneurs de la guerre et tous leurs acolytes. Toutes les histoires du livre, je les ai vécues, je les ai entendues, mais personne ne les avait articulées dans un vaste récit. En lisant le roman, je me suis dit, enfin, on peut parler de tout haut et fort, on peut pleurer, on peut enrager, on peut regarder en face cette honte collective.»
« Plus qu’un chef-d’œuvre, ce récit est surtout un incroyable miroir pour tous. Certains se reconnaissent dans la douleur, d’autres dans le silence, d’autres encore dans l’hypocrisie. Quelle réussite !»
Extrait pages 398-399 : dialogue entre Xabier et son père le Txato
- Bah, qu’ils viennent. Tiens, je les inviterai à dîner. Et s’ils me cassent les couilles, je ne leur ferai aucun don pour les fêtes. Ils vont apprendre qui est le Txato. Je suis plus basque qu’eux tous réunis. Et ils le savent. Jusqu’à l’âge de cinq ans, je ne parlais pas un mot de castillan. Mon père, qu’il repose en paix, a eu la jambe démolie par une rafale de mitraillette alors qu’il défendait Euskadi sur le front d’Elgueta. À la fin de sa vie, il serrait les dents chaque fois qu’il avait une crampe. Quoi, tu as encore mal ? demandions-nous. Que ce fils de pute de Franco aille se faire foutre, répondait-il. Il a fait trois ans de prison, et c’est miracle qu’on ne l’ait pas fusillé.
- Que veux-tu me dire par là, aita ? Tu crois que ça intéresse l’ETA, ce qui est arrivé à ton père ?
- Enfin, merde, ne prétendent-ils pas défendre le peuple basque ? Alors si je ne suis pas le peuple basque, dis-moi qui l’est ?
- Aita, s’il te plaît ! Il faut te faire à l’idée que l’ETA est, comment dire ? un mécanisme d’action.
- Si tu veux que je n’y comprenne rien, continue sur cette voie.
- L’ETA doit agir sans interruption. Il n’a pas le choix. Il y a belle lurette qu’il est tombé dans l’automatisme de l’activisme aveugle. S’il ne fait pas de mal, il n’est pas, il n’existe pas, il n’a plus aucun rôle. Cette façon mafieuse de fonctionner dépasse la volonté de ses membres. Même les chefs ne peuvent s’y soustraire. Oui, d’accord, ils prennent des décisions, mais c’est l’apparence. Ils ne peuvent en aucun cas ne pas les prendre, car une fois que la machine de la terreur est lancée, rien ne peut l’arrêter. Tu comprends ?
- Rien du tout.
- En ce cas, lis les journaux.
- Je crois que tu t’inquiètes beaucoup trop.
- On a tué Yoyes, une ancienne dirigeante de la bande. Ils n’ont aucune compassion pour leurs membres et tu voudrais qu’ils en aient pour toi, parce que ton père s’est battu il y a cinquante ans dans un bataillon de gudaris ? Allons donc ! C’est ta naïveté qui m’inquiète.
- Aita : père
Gudaris: combattant pour la cause basque
Dolorès Gonzalez Katarain, alias Yoyes, la première femme dirigeante de l’ETA, dans les années 1970. Elle fut assassinée par cette même organisation en 1986, car elle s’opposait à la ligne dure de l’organisation.
Sources :
- Patria, Fernando Aramburu
Ecrit par Nathalie de Courson 09.05.18 dans La Une Livres, Les Livres ICI
- Patria, le roman cathartique du Pays basque espagnol ICI
- « PATRIA», CATHARSIS À LA BASQUE ICI
Qu’est-ce que l’organisation séparatiste basque ETA ?
Euskadi Ta Askatasuna a annoncé mercredi sa dissolution. Retour sur un mouvement aux méthodes violentes.
LE MONDE | 04.05.2018
Par Cyrielle Chazal
L’Euskadi Ta Askatasuna (ETA, Pays basque et liberté) a officialisé sa dissolution, mercredi 3 mai. « ETA, organisation socialiste révolutionnaire basque de libération nationale, veut informer le peuple basque de la fin de son chemin », annonce son communiqué.
L’ETA réclame l’indépendance d’Euskal Herria, ou « Pays basque », un territoire à cheval entre la France (16 %) et l’Espagne (84 %). Cet espace de plus de 20 500 km² et plus de 3 millions d’habitants se compose de sept provinces de culture et langue basques. Les provinces de Labourd, Basse-Navarre et Soule sont en France, dans les Pyrénées-Atlantiques. Quatre autres sont en Espagne, dans la communauté autonome basque et en Navarre. « Les revendications n’ont pas évolué », résume Barbara Loyer, chercheuse spécialiste du nationalisme basque.
Si le mouvement s’est scindé à de multiples reprises, son idéologie n’a pas changé. « Le ciment central a toujours été le nationalisme et le projet d’indépendance. » Retour sur cette organisation classée terroriste par l’Union européenne jusqu’en 2009.
Un mouvement anti-franquiste
A sa création en 1959, l’ETA est un mouvement qui s’oppose au régime fasciste de Francisco Franco, dirigeant de l’Espagne entre 1939 et 1975. Il est fondé par des membres de la revue clandestine Ekin (« agir ») et de jeunes dissidents du Parti nationaliste basque (PNV). Il entend d’abord défendre l’identité basque face au régime franquiste.
En décembre 1973, l’ETA assassine l’amiral Luis Carrero Blanco, alors chef du gouvernement et potentiel successeur de Franco. Le meurtre de « l’ogre », surnom donné par ses opposants, constitue l’action la plus frappante d’ETA sous l’ère franquiste. « En 1974, cet attentat est ressenti comme fortement légitime bien au-delà du Pays basque », indique Daniel Hermant dans la revue Cultures et conflits. Les séparatistes racontent ce crime dans leur livre Opération Ogro : Comment et pourquoi nous avons exécuté Carrero Blanco, premier ministre espagnol (Seuil, 220 p.).
Rhétorique d’extrême gauche
L’ETA se dit aujourd’hui « socialiste » et on lui prête des inspirations communistes. Pourtant, « au départ, ETA n’a aucune sympathie particulière pour la classe ouvrière », écrit en 1983 le sociologue Francis Jauréguiberry, dans sa thèse intitulée « Question nationale et mouvements sociaux en Pays basque sud ». Ses fondateurs sont issus de la petite et moyenne bourgeoisie, notamment de la banlieue la plus aisée de Bilbao. Ses premiers militants considèrent même le marxisme comme « une vision a-nationale du monde et donc dangereuse pour le nationalisme basque », rappelle le chercheur. Ils sont contre le communisme.
Lors des grèves de 1962-1963, sévèrement réprimées par le régime franquiste, des ouvriers sont emprisonnés dans les mêmes prisons que les militants d’ETA. « La combativité des ouvriers et le grand élan de solidarité que leur mouvement suscite impressionnent énormément les premiers militants d’ETA », écrit le sociologue Francis Jauréguiberry. Dès 1963, le discours des séparatistes associent libération nationale et libération sociale. Ils désignent le franquisme, le centralisme castillan et le capitalisme comme les trois ennemis du peuple basque.
« Ces références ont permis à l’ETA d’agglomérer la population, et notamment la jeunesse, sensible aux idées d’extrême gauche », décrypte Barbara Loyer, chercheuse et présidente de l’Institut français de géopolitique. Ce glissement sémantique permet alors aux séparatistes de se distinguer du parti nationaliste basque, conservateur et catholique. Par exemple, un communiqué de 1972 des séparatistes justifie en ces termes l’enlèvement d’un industriel basque : « Pour nous, tous les patrons sont égaux (…). Qu’ils soient basques ou non ne change rien à l’affaire : tous sont nos exploiteurs ».
Violences et extorsions
Bien que l’ETA puise ses racines dans l’anti-franquisme, plus de 90 % de ses 829 victimes ont eu lieu entre la mort de Franco en 1975 et la fin de la lutte armée en 2011. Lors de l’avènement de la démocratie, tous les militants de l’ETA emprisonnés avaient été libérés à la faveur d’une amnistie générale prononcée en 1977 pour les crimes commis pendant la période franquiste. Cependant, « les séparatistes mènent alors une offensive en règle contre la démocratie espagnole », analyse la chercheuse Barbara Loyer.
Entre 1959 et 2010, ETA a causé la mort de 859 personnes.
Au total, 343 civils et 486 policiers et militaires ont été tués. Ses attentats à la voiture piégée ont notamment causé la mort de 12 gardes civils à Madrid en 1986, de 21 personnes en juin 1987 sur un parking de Barcelone ou encore 11 autres en décembre 1987, près d’une caserne de la garde civile à Saragosse. L’enlèvement puis l’assassinat, le 12 juillet 1997, de Miguel Angel Blanco, conseiller municipal d’Ermua au Pays basque âgé de 29 ans, a provoqué d’importantes manifestations en Espagne. En mai 2000, ETA assassine à Saint-Sébastien, dans le Pays basque, le journaliste José Luis Lopez de Lacalle, connu pour ses positions anti-ETA.
Aux meurtres de policiers et militaires, civils, journalistes et politiques s’ajoutent les extorsions, à travers « l’impôt révolutionnaire » imposés aux chefs d’entreprise. Une étude estime à 10 000 le nombre d’entrepreneurs extorqués sous la menace d’exécution. Au total, au moins 62 militants d’ETA ont été tués par des groupes paramilitaires clandestins, dirigés par de hauts fonctionnaires espagnols. 270 séparatistes sont actuellement incarcérés en France et en Espagne.
Fin de la lutte armée
Marginalisée au Pays basque, où la population est exaspérée par la violence, traquée par les autorités espagnoles et françaises, l’ETA – dont la vitrine politique, Batasuna, est interdite en 2003 – abandonne officiellement la lutte armée en 2011. Elle avait commis son dernier meurtre en 2010, tuant un policier sur le sol français lors d’un contrôle d’identité en Seine-et-Marne. Dans son communiqué du 3 mai, l’organisation, qui, d’après les experts, ne comptait plus qu’une vingtaine d’activistes la veille de sa dissolution, ne reconnaît pas l’inutilité des violences et assassinats commis. « Il n’ont jamais rien obtenu mais préfèrent mettre en scène leur dissolution comme étant l’entrée dans un nouveau cycle », analyse Barbara Loyer. Le parti indépendantiste Bildu, le plus proche d’ETA, a ainsi salué le début d’une « nouvelle ère ».
Malgré les nombreuses victimes assassinées par l’ETA, l’organisation tombe progressivement dans l’oubli depuis 2011 et l’abandon de la violence. « J’ai souvent dit par le passé que l’ETA disparaîtrait le jour où il faudrait non seulement expliquer ce qu’était cette organisation, mais encore tenter de faire comprendre son existence, confie à La Tribune de Genève le philosophe basque Daniel Innerarity. Mes enfants ont 16 et 14 ans. Dans leur école, certains de leurs camarades n’ont jamais entendu parler d’ETA. »
Pour approfondir
Extraits de la thèse « Question nationale et mouvements sociaux en pays basque sud », Francis Jauréguiberry, 1983
« La question basque au miroir de la violence », Daniel Hermant, revue Cultures et conflits