Pour les gens de ma génération on ne présente pas Anne Sinclair, elle fut sans contestation une icône de la télé avec à partir de septembre 1984 7 sur 7 dont elle tiendra magistralement les rênes pendant 13 ans.
« Ici, le ton se veut résolument moderne : tous les dimanches en première partie de soirée, on va parler de politique autrement, avec des invités qui s’expriment sur l’actualité de la semaine... et se font bousculer par les questions précises et acérées de la journaliste.
Le succès est sans précédent, les pics d’audience atteignent des records (jusqu’à 13 millions de téléspectateurs) et marqueront l’histoire de la télévision, tout comme les yeux bleus et les pulls angora de la présentatrice. »
« On se souvient entre autres de Daniel Balavoine qui, sous le coup de l'émotion et de la colère, avait lancé un « J'emmerde les anciens combattants » ou encore de Serge Gainsbourg brûlant un billet de 500 francs sur le plateau de l'émission. »
Elle connaissait bien François Mitterrand, « qu’elle n’hésitera pourtant pas à exaspérer au cours d’une interview qui reste encore aujourd’hui un modèle du genre. »
«Je ne suis ni une sainte, ni une victime, je suis une femme libre !» déclare-t-elle en janvier 2012 au Parisien, mettant ainsi un terme à des mois de silence après l’affaire du Sofitel.
Bref, son portrait ICI
Dans le livre Michel Rocard par… le portrait qu’elle dresse de celui-ci qui m’apparaît, même si je ne suis pas le mieux placé pour en juger, teinté d’une réelle empathie, il sonne juste.
« Le jour de sa mort, beaucoup de gens, bien au-delà du cercle intime, se sont trouvés orphelins. Ce fut mon cas, je l’aimais et l’admirais. Il a compté pour moi et ma génération.
Il a passé sa vie à lutter pour le bien commun, sans vanité, sans orgueil déplacé, toujours prêt à servir, comme son maître Pierre Mendès-France. Il a donné de la noblesse à la politique, quand tant de ses congénères l’ont dégradée et rabaissée, plein d’enthousiasme pour faire, plus que pour dire. Que ce soit pour la négociation collective, pour l’agriculture, pour la Nouvelle-Calédonie, pour l’Afrique, pour l’Arctique.
Elle rappelle, comme je l’ai déjà écrit ICI, la source de son engagement, lorsqu’il aida, jeune scout de 15 ans, au retour des déportés au Lutétia.
« Le « rocardisme », la « deuxième gauche », quelle que soit la façon dont on surnomme le courant de pensée qu’il créa, restera comme une combinaison de fois, de contrat, de conviction et de sens du collectif. Après Pierre Mendès-France, avec lui, comme lui, il incarne le respect de la chose publique et de la parole donnée.
Pour l’avoir si souvent interviewé, j’entends encore si bien sa façon de parler. Ce débit rapide et saccadé, avec des inflexions tonitruantes et des points de suspension quand arrivaient les sujets difficiles. Son vocabulaire n’était pas simple et sa syntaxe complètement incompréhensible. Mais on le respectait. Parce que c’était un homme politique créatif (ce deux mots accolés sont si rares !), parce qu’il faisait appel au meilleur de nous-mêmes, parce qu’il était d’une intelligence supérieure, totalement engagé dans sa sincérité, toujours en avance d’une idée et d’une solution. Il chérissait la vérité, même si elle était à contre-courant, il vénérait la franchise, même quand elle coûtait cher, il pensait sans biaiser, il a eu souvent raison. Il fut peut-être le dernier de cette lignée.
[…]
« Différent de tous ses congénères, il n’avait pas une once de vanité personnelle, il avait le sens du travail collectif, il lui importait seulement de servir l’État. »
[…]
« J’ai eu la joie de le voir quelques semaines avant sa mort. L’entretien, comme toujours avec lui, était tendre, affectueux, amical. Privilégiant l’horizon intelligent sur la basse cuisine, il se demandait avec curiosité ce que l’effervescence intellectuelle de sa génération donnerait dans l’histoire. Ce jour-là, il régalait de ses souvenirs les proches qui étaient présents : l’Algérie, le PSU, Charléty, les grandes et petites heures de la Ve République et des combats qu’il a menés, défilaient en rang serré.
Mitterrand aussi, bien sûr. Il restait sévère sur ce qu’on a appelé la « parenthèse » de 1983, faute pour le pouvoir socialiste d’avoir su nommer le tournant vers une social-démocratie attendue. Plus qu’un épisode, c’était pour lui le grand mensonge des septennats Mitterrand. Il regrettait que le PS soit resté englué si longtemps dans l’éternel complexe d’une gauche qui n’ose pas rompre avec la radicalité empreinte de substrat marxiste. Une gauche qui, depuis Jaurès, reste inhibée par le Parti communiste et la radicalité. »
[…]
« Il faisait partie de ces optimistes impénitents et de ces pessimistes toujours actifs, qui pensent que le pire n’est pas forcément sûr, et que l’avenir dépend des hommes qui le font. Il a incarné beaucoup d’espoirs en un monde fraternel, collectif, autonome, soucieux du bien commun. Avec lui s’en est allée un part de nous-mêmes. »
[..]
Le dernier jour où je l’ai vu, c’est sur une note nostalgique qu’il était reparti avec Sylvie, sa femme. J’ai encore dans l’oreille cette phrase faussement désinvolte et vraiment émue, qui dit bien l’amour qu’il lui porta et les déceptions qu’elle lui causa : « Faut se la faire, la France ! »
Lire ICI 9 juillet 2016
La fidélité est une valeur sûre parole d’un vieux grognard de Michel Rocard… Joxe, Julliard, Cavada, Chavagneux parlent vrai
Mais c’est Pierre Joxe vieux bretteur du mitterrandisme, le seul qui pouvait dire son fait à Tonton, qui met en exergue le Rocard qu’on a oublié, celui qui a motivé mon engagement politique :
Évocation de l’« audacieux militant anticolonialiste » et du « talentueux serviteur de l'Etat » que fut Rocard, ce texte sobre et grave est aussi une critique de ceux qui, aujourd'hui, «encensent sa statue mais tournent le dos à son exemple en détruisant des conquêtes sociales pour s’assurer d’incertaines « victoires » politiciennes, contre leur camp, contre notre histoire, contre un peuple qui n’a jamais aimé être trahi ».
Michel Rocard, in memoriam
A l’annonce de la mort de Michel Rocard, la plupart des réactions exprimées par les hommes politiques au pouvoir - et par ceux qui espèrent les remplacer bientôt - ont été assez souvent purement politiques ou politiciennes.
A gauche, l’éloge est de règle. A droite, l’estime est générale.
Mais deux aspects de la personnalité de Michel Rocard semblent s’être volatilisés : avant de réussir une grande carrière politique, il a été un audacieux militant anticolonialiste et un talentueux serviteur de l’Etat.
Il lui fallut de l’audace, en 1959 pour rédiger son Rapport sur les camps de regroupement en Algérie.
Il fallait du talent en 1965, pour être nommé secrétaire général de la Commission des comptes et des budgets économiques de la Nation .
Je peux en témoigner.
Pour la Paix en Algérie
Quand je suis arrivé en Algérie en 1959, jeune militant anticolonialiste d’une UNEF mobilisée contre la sale guerre coloniale, le prestige de Rocard était immense parmi nous. C’était comme un grand frère, dont on était fier.
Car il avait rédigé – à la demande de Delouvrier, le délégué du gouvernement à Alger – un rapport impitoyable sur les « camps » dits « de regroupement » que les « pouvoirs spéciaux » de l’époque avaient permis à l’Armée française, hélas, de multiplier à travers l’Algérie, conduisant à la famine plus d’un million de paysans et à la mort des centaines d’enfants chaque jour…
Le rapport Rocard « fuita » dans la presse. L’Assemblée nationale s’émut. Le Premier ministre Debré hurla au « complot communiste ». Rocard fut menacé de révocation, mais protégé par plusieurs ministres dont le Garde des sceaux Michelet et mon propre père, Louis Joxe.
Quand j’arrivai alors à mon tour à Alger, les officiers dévoyés qui allaient sombrer dans les putschs deux ans plus tard me dirent, avant de m’envoyer au loin, dans le désert : « … Alors vous voulez soutenir les hors la loi, les fellaghas, comme votre ami Rocard…? »
Je leur répondis, protégé par mes galons d’officier, par mon statut d’énarque – et assurément par la présence de mon père Louis Joxe au gouvernement : « C’est vous qui vous mettez « hors la loi » en couvrant, en ne dénonçant pas les crimes commis, les tortures, les exécutions sommaires et les mechtas incendiées. » J’ignorais alors que ces futurs putschistes allaient tenter un jour d’abattre l’avion officiel où mon père se trouvait…
En Janvier 1960, rappelé à Alger du fond du Sahara après le virage de de Gaulle vers « l’autodétermination » et juste avant la première tentative de putsch – l’ « affaire des barricades » –, j’ai pu mesurer encore davantage le courage et le mérite de Rocard. Il avait reçu mission d’inspecter et décrire ces camps où croupissait 10% des paysans algériens, ne l’oublions jamais !
Il lui avait fallu une sacrée dose d’audace pour arpenter l’Algérie en civil – ce jeune inspecteur des finances –, noter tout ce qu’il voyait, rédiger en bonne et due forme et dénoncer froidement, sèchement, ce qui aux garçons de notre génération était une insupportable tache sur l’honneur de la France. Nous qui avions vu dans notre enfance revenir d'Allemagne par milliers les prisonniers et les déportés dans les gares parisiennes, nous étions indignés par ces camps.
Car en 1960 encore, étant alors un des officiers de la sécurité militaire chargé d’enquêter à travers l’Algérie, d’Est en Ouest, sur les infractions, sur ceux qui désobéissaient aux ordres d'un de Gaulle enfin converti à l’« autodétermination » qui allait devenir l’indépendance, j’ai pu visiter découvrir et dénoncer à mon tour des camps qu’on ne fermait pas ; des camps que l’on développait ; de nouveaux camps… Quelle honte, quelle colère nous animait, nous surtout, fils de patriotes résistants !
Pour le progrès social
Aux yeux de beaucoup de politiciens contemporains qui ont choisi la politique comme métier – et qui n’en ont jamais exercé d’autre – Rocard devrait être jugé à leur aune : Élu ou battu ? Ministre ou non ? Président ou même pas ?
Mais le service de l’Etat, dans la France des années 60 – enfin débarrassée de ses maladies coloniales –, fut une mission autrement exaltante que le service militaire de trente mois que nous avait imposé la politique de Guy Mollet et de ses séides honnis: Robert Lacoste, Max Lejeune et d’autres, aujourd’hui heureusement oubliés.
Le service de l’Etat, dans cette France à peine reconstruite, la définition et l’exécution d’une action économique orientée à la fois vers l’équipement, la croissance et le progrès social, ce fut la mission passionnante et mobilisatrice de plusieurs centaines de hauts fonctionnaires économistes, ingénieurs, statisticiens et bien d’autres, qui orientaient tout le service public et ses milliers de fonctionnaires vers les missions d’intérêt général et le progrès. J’ai eu la chance d’y participer.
Les chefs de file, nos maîtres à penser, s’appelaient Pierre Massé, Commissaire au Plan ; Jean Ripert, son adjoint ; Claude Gruson, à la tête de l’INSEE ; François Bloch Lainé à la Caisse des Dépôts ; Jean Saint-Geours, au Trésor – bientôt premier Directeur de la prévision. Il y avait aussi, dans leur sillage quelques jeunes individus prometteurs, comme un certain Michel Rocard. Il fut bientôt chargé de la prestigieuse Commission des comptes et des budgets économiques de la Nation, précieux outil d’action publique.
Tous ces serviteurs de l’Etat – aujourd’hui disparus – étaient d’anciens résistants animés par trois idéaux : le bien commun, la justice sociale, le patriotisme. Tous étaient plus ou moins imprégnés des idées du vieux courant du « Christianisme social », né au XIXème siècle face aux inégalités croissantes engendrées par le capitalisme et adeptes du « Planisme » du Front populaire. Tous étaient « mendésistes ». Beaucoup étaient protestants, mais les catholiques comme Bloch-Lainé étaient leurs cousins et les francs-maçons… leurs frères.
Parmi tous ceux-là, Michel Rocard fut bientôt enlevé, écarté du service public par une urgence politique majeure : rénover, reconstruire le socialisme déshonoré par les années de compromissions politiciennes et les dérives autoritaires nées des guerres coloniales. Avec Savary et Depreux, il créa le PSA, puis le PSU. On connaît la suite.
J’ai vécu ces années avec lui mais aux côtés de Mitterrand dès 1965, animé par les mêmes idéaux. Nous avons longtemps participé ensemble à l’action associative [1], puis parlementaire, puis gouvernementale, en amateurs. Non comme politiciens professionnels – car nous avions nos professions, honorables et satisfaisantes – mais en amateurs, comme jadis au rugby. Non pour gagner notre vie, mais pour la mériter.
Pour l’honneur
Michel Rocard, et beaucoup d’autres serviteurs de l’Etat, nous avons été conduits à la politique par nécessité civique. Non pour gagner notre pain, mais pour être en accord avec notre conscience, nos idées, nos espoirs.
Les exemples contemporains de programmes électoraux trahis, oubliés ou reniés, de politiciens avides de pouvoir, mais non d’action, « pantouflant » au besoin en cas d’échec électoral pour revenir à la chasse aux mandats quand l’occasion se présente, tout cela est à l’opposé de ce qui anima, parmi d’autres, un Rocard dont beaucoup aujourd’hui encensent la statue mais tournent le dos à son exemple en détruisant des conquêtes sociales pour s’assurer d’incertaines « victoires » politiciennes, contre leur camp, contre notre histoire, contre un peuple qui n’a jamais aimé être trahi.
Pierre Joxe, 7 juillet 2016.
[1] Notamment dans la pépinière de l’ADELS (Association pour la démocratie et l’éducation locale et sociale) créée en 1959.