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23 août 2018 4 23 /08 /août /2018 06:00
Dédié aux petites louves et petits loups Grenadou paysan français « L’histoire d’être cultivateur, c’est d’observer. Toutes ces plantes-là, c’est comme des animaux, ou même des enfants. »

En juin 1959, Alain Prévost, écrivain achète le presbytère de Saint Loup près de Chartres en pleine Beauce et fait la connaissance de son voisin Ephraïm Grenadou. De là naît l'idée de ce livre, « récit d'une vie consacrée à la vie d’un paysan de la Beauce, celle d’un homme de la grande culture céréalière qui a vécu toute sa vie au rythme saisonnier des labours, de l’ensemencement des champs, de la moisson et du battage. Il a été élevé dans la familiarité des bêtes, des chevaux en premier lieu, car le paysan beauceron ne pouvait accéder à l’indépendance que s’il possédait un attelage et c’est la maîtrise de la conduite des chevaux, à la charrue et dans les charrois, qui conférait la qualification la plus noble. »

 

Vie quotidienne : Grenadou, paysan beauceron

GÉRARD VINDT

01/03/1999

ALTERNATIVES ECONOMIQUES N°168

 

Saint-Loup se modernisait. L’électricité est venue en 26 et l’eau dix ans plus tard. En 30, (...) j’ai acheté d’occasion pour six mille francs une batteuse à moteur qui pouvait faire jusqu’à soixante quintaux par jour 1. Et je crois que c’est en 30 que j’ai acheté ma première voiture : une B2 d’occasion que j’ai payée six mille francs (...). On allait tous les samedis à Chartres, on se rencontrait. Tous, on s’intéressait à la nouvelle culture. « ça changeait d’avant la guerre, quand les gens n’étaient amis qu’avec le monde du village »

 

Grenadou, paysan français, par Ephraïm Grenadou et Alain Prévost, coll. Points-Histoire, première éd. Le Seuil, 1966).

 

 

Ephraïm Grenadou est né à Saint-Loup en 1897, commune de Luplanté, Eure-et-Loir, à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de Chartres, « avec la cathédrale sur l’horizon ». Son père, charretier, avait réussi à s’acheter un bout de terrain : « C’était des gens tout à fait économes. Ils travaillaient comme des serfs. »

 

Grenadou, revenu de la guerre, se marie et se met en quête de terres à blé. Il loue neuf hectares et achète les vingt-cinq de son beau-père. Il met tout de suite de l’engrais à la place du fumier, innove dans l’élevage de cochons, ouvre en 1926 un compte au Crédit agricole et achète un tracteur d’occasion qui fait bien « le travail de huit chevaux ». En 1928, après avoir repris la ferme de son père et acheté encore une dizaine d’hectares, il se retrouve à la tête de 75 hectares. Suivent la batteuse et la voiture. Il est assez fort pour encaisser la crise des années 30 et même pour s’agrandir, en rachetant les terres de deux petits paysans : « J’étais pas loin de la centaine d’hectares et la crise était passée. »

 

Parti de peu, Grenadou a fini par " commander une grande ferme ". Il est de cette paysannerie moyenne qui prospère et se modernise dans l’entre-deux-guerres, alors que l’agriculture française fait encore preuve d’un retard certain. Un résultat de la lenteur de la modernisation et de la décrue rurale. Ainsi, c’est seulement en 1926 (soixante-quinze ans après le Royaume-Uni) que la population urbaine passe définitivement la barre des 50 %. Depuis le milieu du XIXe siècle en effet, seuls les ouvriers agricoles ont quitté massivement la terre : de 3,7 millions en 1851, ils passent à 1,9 million en 1921, puis à 1,5 million en 1936. Mais les exploitants agricoles, qu’ils soient propriétaires ou locataires, s’accrochent à leur terre et se maintiennent autour de 5,8 millions depuis le milieu du XIXe siècle.

 

Il faut la guerre, le déficit de jeunes, la concurrence de produits meilleur marché d’outre-mer, l’attraction des emplois industriels ou du service public et la crise pour qu’ils cèdent inexorablement du terrain : ils ne sont plus que 4,5 millions en 1936.

 

Mais ce nombre est encore important et traduit les faiblesses de l’agriculture française. Peu productive, elle n’est pas capable d’alimenter le marché national et le pays importe 25 % de sa consommation en 1929. Les rendements moyens à l’hectare sont nettement inférieurs à ceux des principaux concurrents européens : 14 quintaux pour le blé (20 en Allemagne, 29 aux Pays-Bas), 104 quintaux pour les pommes de terre (207 en Belgique). Si l’araire a été remplacée par des charrues plus perfectionnées, beaucoup de fermes ont des râteaux et des faucheuses à traction animale, les machines plus performantes sont rares : 322 000 semoirs mécaniques, 422 000 moissonneuses-lieuses, une centaine de moissonneuses-batteuses en tout et pour tout, 27 000 tracteurs.

 

L’agriculture modernisée est donc clairement minoritaire. Mais elle existe. C’est même son essor qui explique largement la croissance annuelle moyenne du produit de l’agriculture de 2 % dans les années 20, le recul de la jachère, la croissance des dépenses pour produire, qui passent de 10 à 20 % du montant du produit brut final entre 1913 et 1936. Sur une bonne terre et en pratiquant une agriculture moderne, Grenadou fait deux fois plus de blé à l’hectare que la moyenne nationale.

 

Les bienfaits de la République

 

Il n’est pas le seul dans ce cas et ne doit pas tout à sa seule vaillance et à son sens, bien réel, du marché. Il bénéficie d’abord des politiques publiques. Au début, pour acheter six hectares, il emprunte 10 000 francs : « La République prêtait de l’argent à 2 % aux anciens soldats. «  Grenadou a bonne mémoire : dès avril 1918, une loi accorde des prêts à taux très bas en cette période de forte inflation, sur 25 ans (1 %, puis 2 % après la fin de la guerre), par l’intermédiaire des caisses de Crédit agricole, pour l’acquisition ou l’aménagement des petites propriétés rurales, afin de " donner un témoignage de la sollicitude à l’égard de ceux qui ont été particulièrement éprouvés par la guerre ". Grenadou, d’autre part, ne se plaint guère des impôts, et pour cause : la paysannerie, qui représente 38 % de la population active en 1929, verse 5 % de l’ensemble de l’impôt sur le revenu, et l’impôt foncier connaît une nette baisse.

 

Dans le même temps, l’Etat finance l’équipement du monde rural. Il n’y a pas qu’à Saint-Loup que l’électricité arrive. En 1917, 17 % des communes étaient raccordées, elles sont 48 % en 1927 et 95 % en 1938. Par cette politique volontariste, l’Etat veut pallier le manque de main-d’œuvre salariée en facilitant l’usage des machines. Il entend aussi réduire le décalage entre les modes de vie ruraux et urbains, afin de freiner l’exode rural. D’ailleurs, Grenadou, né en terre de radicalisme, reconnaît volontiers ce qu’il doit à la République, comme il sait gré au Front populaire de stabiliser les prix des céréales avec la création de l’Office du blé. Grenadou peut compter aussi sur tout un réseau de modernistes comme lui, qui s’entraident. Le samedi, à Chartres autour d’un billard, ces paysans qui " s’intéressent à la nouvelle culture " se rencontrent et s’épaulent. Plus tard, en 1946, les mêmes fondent une coopérative pour se payer une grosse batteuse et d’autres engins.

 

Mais Grenadou est aussi, par d’autres traits, représentatif de l’ensemble de la paysannerie française : quand la crise survient, on retrouve, y compris chez lui, l’importance de l’autosubsistance : « Presque tout ce qu’on mangeait venait de la ferme : le cochon, les légumes, les pommes de terre. Je faisais du fromage blanc. Une fois par semaine, on tuait un lapin. » Une autosubsistance qui, au niveau national, représente encore le quart de la production des paysans en 1938. Malgré son enrichissement, il reste fidèle à son mode de vie austère et à son milieu d’origine. Il est fier de se dire « paysan », attaché à garder des bêtes, même si elles ne rapportent pas. C’est son beau-fils, d’une autre génération, qui deviendra  « cultivateur ».

 

Chapitre 13 et dernier chapitre : Aujourd’hui

 

Nous voilà aujourd’hui.

 

J’ai soixante-neuf ans et je cultive cent soixante-dix hectares.

 

Tous les matins, je me lève à six heures. Mes compagnons viennent manger et je fais chauffer le café. La patronne se lève après, tout doucement. Pendant que mes ouvriers déjeunent, je prends seulement du café et on cause boulot de la vieille, d’où on en est, de ce qu’on va faire. Quand ils savent leur travail de la journée, je vais curer mes deux vaches.

 

Si j’ai encore deux vaches, c’est parce que je veux pas être cultivateur et aller au lait chez le voisin. Je peux pas lui dire : « J’ai plus de vache parce que ça me rapporte pas. » Pourquoi est-ce qu’il me vendrait du lait, alors ?

 

Curer les vaches, ça e met en train. La patronne vient tirer quelques litres de lait pour la maison et après, je fais boire les veaux. Tout en faisant mon ouvrage, j’entends les tracteurs qui démarrent.

 

Je déjeune : des œufs. Je soigne les poules, les canards, mon chien. J’aide la patronne ; je vais lui chercher ses pommes de terre, ses poireaux dans le jardin. Je lui apporte tout à la maison parce qu’avec l’âge, elle est moins magnante.

 

Après, je prends ma voiture et fais un tour, voir mes gars. Je prends les chemins de traverse, je passe dans le bout de mes champs, je vois le blé où j’ai semé. Je le vois lever, je le vois pousser, je vois ce qu’il lui manque, s’il a faim, s’il faut que je traite, que je le nettoie.

 

L’histoire d’être cultivateur, c’est d’observer. Toutes ces plantes-là, c’est comme des animaux, ou même des enfants. Je les regarde grandir et si elles profitent mal, je fais ce que je peux. Ce qui m’intéresse dans la moisson, c’est de la voir pousser belle. Elle me plaît parce qu’elle vient de moi, un peu. Quand elle est battue et stockée sous le hangar, je la regarde plus.

 

Je retrouve mes gars, je descends de l’auto, je marche derrière le tracteur. Ça m’intéresse tellement qu’au lieu de faire un tour, j’en fais trois. Midi arrive, je suis surpris.

 

Le midi, je mange avec mes ouvriers. Là, c’est plus la même conversation que le matin et on ne parle plus boulot. On parle du journal et de toutes sortes. Après les grandes tablées d’autrefois, nous voilà quatre. C’est plutôt la vie de famille. Quand on était beaucoup, on avait des horaires, tandis que là, on a des heures pour rentrer, mais pour sortir, les gars font ce qu’ils veulent ; ils lisent, ils flânent, ils se reposent.

 

Quand le journal arrive le matin, je regarde seulement les grandes lettres. Après-midi, je dors mon somme et je lis les articles qui me plaisent. C’est pour ça que je fais jamais marcher la TSF,  parce que si j’ai entendu les nouvelles à la radio, je veux plus lire le journal.

 

À deux heures moins dix, je suis tellement habitué que je me lève sans regarder la montre. Mes gars partent. Souvent, j’ai des courses à faire ; comme aujourd’hui, j’ai été à Chartres avec Marius et on a acheté une tronçonneuse ; ou bien la banque, des visites, emmener la patronne chez le médecin.

 

Vers cinq heures, je vais à Luplanté faire ma partie de billard. Je retrouve les copains : Chaboche, Chevalier, Balais et puis toi. On joue jusqu’à sept heures et je rentre.

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