Philippe Meyer a été fait commandeur de la Légion d'honneur «au nom du président de la République et des pouvoirs qui me sont conférés», selon les termes de Michel Rocard.
Dans le livre Michel Rocard par… Laure Adler, Jacques Attali, Alain Bauer, Alain Bergounioux, Tony Blair, Jean-Marc Borello, Patrick Bruel, Monique Canto-Sperber, Mireille Delmas-Marty, Michael Doyle, Olivier Duhamel, Olivier Faure, Stéphane Fouks, François Hollande, Jean-Paul Huchon, Alain Juppé, Milan Kučan, Bernard Landry, Philippe Meyer, Edgar Morin, Anne Sinclair, Catherine Tasca, Alain Touraine, Manuel Valls, Patrick Viveret.
2 lettres seulement m’ont vraiment accroché dans leur totalité, celle d’Anne Sinclair et celle de Philippe Meyer.
Je commence par ce dernier, même si ce n’est pas galant, car il est bien troussé, pleine d’humour ; je vous transcrirai la lettre d’Anne Sinclair lors d’une prochaine chronique, elle dit mieux que moi ce qu’était Michel Rocard.
Mon cher Georges,
Puisque c’est affublé de ce prénom et caché sous le patronyme de Servet, choisi en mémoire d’une victime de l’intolérance de Calvin, que je t’ai rencontré pour la première fois, au mitan des années 1960, alors que tu te préparais à représenter le PSU aux élections législatives dans une circonscription des Yvelines. Tes chances d’y être élu étaient aussi grandes que celle du charcutier de Mur-de-Barrez(Aveyron) de vendre son jambon à l’ayatollah Khomeiny. Tu tenais néanmoins une première réunion à la mairie de Louveciennes, et l’instituteur, M. Even, chargé d’un respect que lui valait son acharnement à conduire le dernier des aliborons au certificat s’études, voire à l’entrée en sixième, avait fait dire à ses anciens qu’ils ne devaient pas la manquer. Pour renforcer sa recommandation, il ajoutait que tu étais le fils spirituel de Pierre Mendès-France. Dans un pays où depuis quelques années tout le monde célèbre PMF et verse sur sa trop brève carrière des larmes de crocodile, on a sans doute du mal à imaginer à quel point cet homme tranchait sur ses camarades de gauche et sur la classe politique. Le procès de Riom, son évasion, son engagement dans la Royal Air Force, son refus des bombardements aveugles sur l’Allemagne, son courage au combat, son choix de la rigueur économique à la Libération, sa politique en Indochine, la détestation que lui vouaient les staliniens, l’incroyable quantité d’imbéciles braillards que son nom seul portait à l’apoplexie, le tout pimenté de relents d’un antisémitisme sans vergogne, tout cela aurait suffi aux yeux des adolescents que nous étions à faire de lui un saint de vitrail, quoique nous lui gardions rancune de nous avoir obligé, à l’école primaire, à avaler un verre de lait quotidien. À quoi ressemblait, me demandais-je, le fils spirituel d’un tel personnage ?
Il ressemblait à un petit homme électrique, mince, comme un sandwich SNCF, le cheveu noir et dru, le regard en vrille, l’élocution précipitée de celui qui craint d’ennuyer son auditoire, le corps agité des mouvements d’un incurable timide pareil à ceux que chante Jacques Brel, « une valise dans chaque main ». Georges Servet, obligé à un pseudonyme en raison de ses fonctions de secrétaire général de la Commission des comptes de la nation, comptait quatorze ans chez les scouts protestants. Avec eux, tu avais accueilli les déportés de retour des camps à l’hôtel Lutétia. Chez eux, tu avais pour totem Hamster érudit. Ton camarade de Sciences Po Jacques Chirac était connu sous le nom de Bison égocentrique et tes coreligionnaires Lionel Jospin et Pierre Joxe répondaient à ceux de Langue agile et de Lynx énergique. Au temple de la rue Madame, où tu étais alors assidu, le pasteur André Aeschimann enseignait la nécessité de « professer pour la multitude », c’est-à-dire pour le plus grand nombre, pour le commun des hommes. Je n’ai pas de mal à retrouver les traces de l’expérience du Lutétia dans ton engagement courageux et efficace en Algérie contre les camps de regroupement où les enfants mangeaient des corbeaux. Je n’ai pas de mal à retrouver les traces du pasteur Aeschimann dans ta façon de nous présenter la politique, dans cette salle de mairie où nous étions quinze. Tu ne parlais pas de cuisine électorale ou de trucs de communication pour séduire les électeurs. Tu parlais du jacobinisme, de la méfiance de l’État à l’égard de la société civile, de la nocivité des réformes technocratiques ou autoritaires conçues et appliquées sans le concours des citoyens. Tu évoquais la réforme de l’Université, la question des transports publics, l’aménagement du territoire. Lorsque tu te lançais dans un historique, l’influence des hommes ne comptaient pas moins que le poids des structures. Lorsque tu entamais le chapitre des mutations industrielles, l’ouvrier n’était pas présenté comme une tête de bétail vampirisé par des capitalistes à huit-reflets mais comme un homme empêché d’être l’acteur de son travail.
Je te dois cette vision de la politique et cette idée de la gauche à un moment où elle se résumait à des hommes qui « cuisaient leur petite soupe dans leurs petits pots », pour reprendre l’expression du général de Gaulle dont j’étais un admirateur mais dont le mode d’exercice du pouvoir semblait ne pas laisser d’autre alternative que d’être gouverné ou réprouvé.
Je te dois aussi cette maison dans l’Aveyron que tu m’as d’abord généreusement prêté. Ce nid de buse et moi étions faits l’un pour l’autre et mon ami Harold Kaplan disait que celui qui n’y a pas séjourné manquera toujours de quelque chose. Un jour, un élu local m’a présenté sans plus de précision comme « le successeur de Michel Rocard ». Dans son équivoque, l’expression me fit rire. S’il avait été plus complètement informé, l’élu aurait plutôt parlé du débiteur de Rocard.