Pour Benoît, simple infiltré, misérable agent dormant dans le petit monde insignifiant des frelons de la Gauche Prolétarienne, accéder au statut international de répondant d’un agent double pour le compte de deux crèmeries de l’Ouest lui apparaissait comme un réel saut qualitatif. Son seul problème, si tant est que c’en fusse un réel, c’est qu’il ignorait le degré d’information de sa maison d’origine sur l’état d’avancement de son nouveau job. Le téléphone n’étant pas en ce temps quasi-préhistorique dans le domaine des télécommunications civiles ce qu’il est aujourd’hui Benoît prit la décision, après en avoir discuté avec Chloé, d’aller au consulat de France voir l’attaché militaire pour s’en m’ouvrir auprès de lui et lui demander d’entrer en relation directement, via la valise diplomatique, avec Marcellin. Son intrusion au consulat faillit tourner court dans le mesure où le consul était en congés, que l’attaché militaire était parti à la retraite sans avoir été remplacé et, qu’en tout et pour tout, il ne restait plus dans cette parcelle de France que le planton et une secrétaire revêche qui ne daigna même pas le recevoir lorsqu’elle contempla sa dégaine au travers de la baie vitrée de sa cage à poules. Fataliste il battait en retraite lorsqu’il se butta à une belle et haute tige, en jupette blanche, qui serrait sur une fort belle poitrine une raquette de tennis Donnay. Un peu penaud il s’excusait en français ce qui déclencha chez elle l’expression d’un réel enchantement « Enfin, un français qui ne soit pas un bidasse ! »
C’est ainsi que Jeanne, la copine de la fille du consul de France à Berlin, entra dans sa vie. Qualification inexacte puisque, avec un art consommé de l’esquive, elle le maintint pendant un long moment éloigné de son lit. Ce n’était pas pour déplaire à Benoît que de se retrouver dans la position d’un soupirant. Chloé venait de partir pour Milan et Sacha fourbissait ses arguments pour convaincre les services de la RDA de son utilité de l’autre côté du mur. Tel ne fut pas la décision des bureaucrates qui décidèrent de faire voyager Sacha dans les pays frères pour qu’ils puissent sonder les reins et les cœurs de certains intellectuels tentés par un éventuel voyage aller sans retour vers les douceurs du monde capitaliste. Ainsi Sacha goûta les plaisirs fades de la Convention internationale des égyptologues à Bucarest, l’ennui profond du congrès de la Fédération mondiale des syndicats à Varsovie, le néant absolu de la Foire au livre de Budapest et l’ambiance glaciale du Festival de la Paix et du chant de Leningrad. Consciencieux comme un bon élève il mettait le moindre choriste géorgien ou la plus minable syndicaliste de Corée du Nord en fiche tout en rédigeant pour le compte de Benoît des rapports synthétiques sur les modes de propagation de la désinformation anticommuniste dans la presse du Tiers-Monde ou sur l’état d’esprit déplorable des oncologues internationaux réunis à Sofia. Benoît lui ne s’emmerdait pas ferme son entreprise de séduction de la belle Jeanne le mobilisait.
Ses collègues américains, contrairement à lui, trouvait le travail de Sacha intéressant et pertinent. Les jours défilaient, vides. Jeanne le rendait fou. Chloé ne donnait plus signe de vie. Sacha se consacrait avec un enthousiasme sans limite à la chasse aux femmes des diplomates africains accompagnants leurs maris dans les Congrès exotiques dont raffolaient les pays du socialisme réel. Très bonne pioche selon Bob Dole. Que faire ? Prendre Jeanne d’assaut, Benoît courrait tout droit à la catastrophe. Rentrer à Paris, pour quoi faire ? Partir ? Oui mais partir pour où et pour quoi faire ? Même Karen n’arrivait plus, en dépit de ses assauts répétés, à le tirer de son ennui abyssal. Berlin lui sortait par les yeux. Jeanne faisait deux pas en avant puis trois pas en arrière. Un beau matin plein de soleil Benoît enfourcha un vélo et fila tout droit vers le check-point Charlie. À son grand étonnement personne ne se souciait de sa petite personne. Son bonjour en français aux Vopos sembla leur suffire. Il en resta pantois mais ça le requinqua. Il pédalait gaiement sur des avenues, aussi larges que des autoroutes, qui le menaient jusqu'à l'avenue Unter den Linden en passant par l'Alexanderplatz le nouveau centre-ville du « siège du gouvernement de la RDA » pour ne pas dire Berlin-Est capitale de l’autre Allemagne puisque celle de l’Ouest se contentait de Bonn. La soif commençait à le dessécher et alors qu’il cherchait des yeux une taverne pour s’envoyer un bock ses yeux tombèrent sur une fille perchée sur des talons aiguilles d’au moins 15 cm qui traversait au feu rouge : Jeanne. Il faillit percuter un paquet de cyclistes à l’arrêt.