L’adresse de Sacha se révéla être celle d’un temple luthérien où un pasteur acétique flanqué d’une servante sans grâce les accueillit avec une économie de paroles qui cadrait bien avec le climat pesant de la capitale de la RDA. En dire le moins possible ici participait à l’instinct de survie : personne ne comptait sur personne, les liens sociaux se résumaient à une forme très accomplie d’ignorance mutuelle doublée d’un état d’indifférence profond sur le malheur des autres. Ils sortaient, comme leurs frères de l’Ouest, vaincus, cabossés, affamés, asservis, mais eux se retrouvaient parqués, retenus prisonniers par un parti qui se disait frère du grand vainqueur soviétique. Plus de repères, la grande machine à laver les cerveaux opérait pour que l’Histoire officielle essore le passé de la vieille Allemagne et serve de moule au soi-disant Homme Nouveau Socialiste. Benoît supposait que leurs hôtes, sans être des opposants, ni même des résistants, devaient rendre des services à Sacha en échange d’une liberté d’action relative pour l’exercice de leur culte. Ils les installèrent sur des lits de camp dans une soupente au-dessus de la salle paroissiale de réunion. Jeanne semblait totalement absente, elle suivait Benoît sans piper mot.
Sacha se pointait comme un chat, selon ses bonnes habitudes, au beau milieu de la nuit alors qu’ils dormaient après avoir ingurgité un dîner composé de pommes de terre à l’eau, de harengs saurs arrosés d’une bière immonde. Jeanne dormait à poings fermés. Assis sur le bord de la couchette de Benoît, Sacha l’informait qu’il allait les exfiltrer d’ici sous le couvert d’une troupe de jeunes comédiens anglais que le British Council qui, après avoir entamé sa tournée par Berlin-Est, partait le surlendemain pour le Festival International du Théâtre de Prague. La chance leur souriait, le régisseur et son assistante venaient de contracter la coqueluche. Ils prendraient leurs places nombre pour nombre. Benoît informa Sacha de leurs nouvelles identités, n’allaient-elles pas poser problème au sein de ce groupe de jeunes rosbifs. Sacha haussa les épaules : « Ils n’auront pas d’autre choix que de gober mon histoire. D’ailleurs, ils sont tellement cons que je suis persuadé qu’ils vont trouver ça terriblement excitant d’accueillir deux bronzés. Surtout que ta compagne me semble pourvue de tout ce qu’il faut pour exciter leur libido de boutonneux. » Benoît s’inquiéta des visas. « Entre pays frères c’est relax, et d’autant plus que vous êtes officiellement des protégés de Boumediene... » lui rétorquait un Sacha plus intéressé par la contemplation du corps de Jeanne endormie que par ses inquiétudes. D’un ton désinvolte il ajoutait « le plus difficile pour vous sera de sortir de la nasse des pays du Pacte de Varsovie. Là il vous faudra jouer serré... »