Mai fut le mois du cinquantenaire de mai 68 et, je ne sais pourquoi, le mois de la publication de 2 livres sur Michel Rocard :
Le rocardisme Devoir d’inventaire par 2 grognards de la Rocardie, Alain Bergougnioux et Jean-François Merle. Au Seuil.
Michel Rocard par… toute une tripotée de noms connus chez Flammarion
Votre serviteur qui n’était pas un rocardien historique mais un PSU canal vendéen (La Roche s/Yon un des rares bastions électoral du PSU avec le Dr Morineau comme Yves Le Foll à Saint-Brieuc). Je ne suis qu’un compagnon de route, n’ayant aucun goût pour le mode de fonctionnement du PS je me suis toujours contenté d’être un homme de dossier engagé et fidèle. J’ai connu les affrontements idéologiques violents au sein de la Commission Nationale Agricole du PS présidée par Pierre Joxe, où je siégeais en tant qu’expert, ça ma vacciné à tout jamais.
Les entourages j’ai pratiqué avec 3 Ministres, la plaie, je connais, je m’en suis toujours méfié mais, comme je suis un bon camarade, je n’en dirais rien.
Je n’ai pas encore lu les deux bouquins. Je le ferai.
Ce qui m’a passionné chez Michel c’est la méthode Rocard ; je l’ai pratiqué en prise directe avec lui et je dois avouer que ces années à ses côtés furent les plus belles, les plus intenses, les plus riches de ma vie. Mon attachement à lui est personnel sur un fondement de valeurs partagées, les rocardiens historiques, avec leur côté on est bien entre soi, m’ont toujours laissé perplexe. À quelques exceptions près, et c’est tout à leur honneur, ce n’était pas une équipe de « tueurs » comme chez le Florentin de Jarnac.
Ce qui suit c’est du Rocard pur sucre, ça vaut tous les inventaires et les hommages post-mortem.
« Il est libre, Michel Rocard, libéré de toutes les contraintes que suppose la conquête du pouvoir. A 75 ans, l'ancien premier ministre, aujourd'hui député européen, peut donc régler ses comptes. Il le fait dans un duo surprenant avec le journaliste-écrivain Marc-Georges Benhamou, dernier confident de François Mitterrand, pour un livre-entretien paru jeudi 6 octobre sous le titre Si la gauche savait.
« Avec une grande liberté de ton, le père de la deuxième gauche livre encore bataille. Contre la première gauche de Mitterrand, bien sûr, qu'il n'a cessé de combattre et dont il voit la patte sur la victoire du non au référendum sur la Constitution européenne. Au soir du 29 mai, affirme-t-il, « c'est Guesde (...) le marxiste qui a gagné » contre Jaurès, dont il fait un « père fondateur de la deuxième gauche ». A cette aune, Henri Emmanuelli incarne selon lui « l'anti-Jaurès ». Laurent Fabius, lui, serait l'héritier direct d'un Jean Poperen, l' « ennemi intime » auteur de la formule assassine « Rocard d'Estaing » et inventeur d'un « langage » : « un mélange de populisme jusqu'au-boutiste, de radicalisme irréaliste, avec une touche d'ouvriérisme lyrique ».
« Ces derniers temps (...), insiste M. Rocard, nous y étions en plein. Fabius a tenté de capter cette tradition. » Plus loin : « Poperen, c'est un peu Fabius en plus construit, mais avec le même cynisme » Le rocardien poursuit de ses foudres le mitterrandien « commis d'office au congrès de Metz - en 1979 - pour m'assassiner » et qui l'accueille pour son entrée à Matignon, en 1988, par ces mots : « Il n'y a pas beaucoup de grand dessein là- dedans. » Michel Rocard a son « parler vrai » : « Je lui aurais cassé la gueule ! », dit-il.
Le Nouvel Observateur publiait 11 octobre 2005 des extraits de Si la gauche savait livre d'entretien de Michel Rocard avec Georges-Marc Benamou (Robert Laffont).
Le père
C’était un personnage compliqué… Un génie aux facettes multiples… Un professeur Tournesol enfermé dans ses silences, maladroit de son corps comme pas possible. Il détestait sa femme. Ma mère était une petite institutrice de Savoie mariée à un immense savant ; d’une certaine façon, elle vivait une promotion sociale. Elle empoisonnait la vie de mon père. Il a fini par déserter le domicile conjugal pour échapper à son caractère dominateur. Et, surtout, elle m’accaparait. Il lui a beaucoup reproché de m’avoir soumis à elle ; et, de ce fait, de m’avoir éloigné de lui. Il disait: « Je ne comprends rien à mon fils. C’est un con, et à cause de toi. » Après cet épisode, il a passé sept ou huit ans sans guère m’adresser la parole.
Chirac et les filles
On s’était croisés dans les couloirs, à Sciences-Po. La sympathie était réciproque. Ce Chirac était un jovial, un gars généreux, pas trop compliqué. Il aimait s’amuser. J’avais essayé de lui fourguer la carte des Etudiants socialistes SFIO. Il s’en souvient. Il ne l’a pas prise. J’en témoigne. Une fois, alors que je revenais à la charge, il m’a répondu: « Vous êtes beaucoup trop à droite pour moi. » […]
C’était vraiment un bon copain. Je me souviens surtout qu’il me bluffait par son aisance et ses manières. J’étais éberlué par son audace auprès des filles. […] Moi, j’étais un peu niais. […] Mon taux d’adrénaline, qui devait être élevé, se dépensait en activités politiques plus qu’auprès des jeunes femmes. On est comme on est. Enfin, il est clair que ma mère m’avait flanqué quelques inhibitions que j’ai payées longtemps par un manque de simplicité et qui ont fait de mon premier mariage un ratage… Bref, disons qu’à l’époque je suis moine. Il y a du protestantisme là-dedans. Et probablement l’éducation que m’a donnée ma mère, dont je considère qu’elle a démoli mes rapports avec la gent féminine. [Elle était] castratrice ! Il m’est arrivé de penser que c’est un miracle que je sois hétérosexuel.
« Méfie-toi, Michel »
Chirac… En 1988, très exactement le 10 mai à 17 heures. Il est Premier ministre sortant, je suis Premier ministre entrant, il vient de subir la cohabitation avec Mitterrand comme président de la République, je suis socialiste, je suis dans le parti de Mitterrand depuis quatorze ans, je le connais donc autrement, et probablement plutôt mieux. Et Chirac me dit quand même: « Méfie-toi de Mitterrand, c’est quand il te sourit qu’il a le poignard le plus près de ton dos. » Pendant cette conversation, on a d’abord beaucoup ri. […] L’idée que ce soit moi qui lui succède avait pour Chirac quelque chose d’ironique. D’avoir à se distiller les modes d’emploi du patron. Tout ça était assez réjouissant. Dans un silence, j’ai fait un geste puis je lui ai dit: « Alors tu t’en vas, Jacques… Et tu as laissé combien de micros, là-dedans ? – Michel, aucun, je te jure ! Tu peux faire vérifier. Je suis contre. » J’ai fait vérifier, il n’y en avait pas.
Mitterrand : première rencontre
Cela se passe au printemps 1966. Le rendez-vous a été organisé par un ami commun. Un médecin, laïque, Pierre Ferrand. […] Je me souviens de lui avoir rétorqué: « Qu’est-ce qui lui prend ? » J’ai alors dans le PSU des fonctions honorables mais subalternes. Je dois être numéro cinq ou six. […] La réponse est très claire: « Les élections législatives de 1967 vont être difficiles. Mitterrand veut éviter que vous n’agressiez partout les candidats de la FGDS. » […] J’arrive à l’heure ; il n’est pas là. J’attends donc. Mitterrand arrive enfin. Et voilà qu’instantanément il me la fait au charme. Des flagorneries inutiles sur mes performances dans le monde de l’intellectualisme et de la politique… L’entretien est censé être conflictuel et, si possible, déboucher sur quelque chose. Or il n’y a que de l’hypocrisie dans ce rapport de complicité prématuré. […] Et puis, ce qui me chiffonne vraiment c’est que, lorsque nous en arrivons aux dossiers électoraux, il me ment. Trois fois, précisément, il me ment. […] Révérence à l’autorité – j’ai toujours eu du respect pour les vieux messieurs –, je ne contredis pas. […] Je sors de là furieux…
Premiers désaccords
Un beau jour, en avril ou en mai 1975 – à ce moment-là, je n’ai plus accès à son bureau sans rendez-vous préalable –, je vais le trouver pour lui dire ceci: « Monsieur le premier secrétaire, je m’occupe maintenant de formation, c’est ce que je sais faire. Or je suis très inquiet. Il faut que je vous dise : Pierre Joxe, responsable central dans ce secteur, fournit une formation totalement marxiste. C’est complètement fou. […] Cela vous affaiblit. Il faut que vous interveniez. »
Réponse de Mitterrand: « Vous avez tort de vous inquiéter, Pierre Joxe est un homme très droit. Dans les grandes circonstances, il sera fidèle. Cela n’a donc aucune importance. » Je suis stupéfié par sa réponse. […] Ainsi, les idées ne comptent pas ! Oui, je suis choqué. J’en ai la confirmation, il aime le pouvoir, pas la vraie politique. Il se moque du fond. Pour lui, les concepts sont interchangeables, autant que les figures de la gauche du xixe siècle. Imaginez le cynisme… […]
Par la suite, j’aurai un déjeuner stupéfiant avec Pierre Joxe. Il a prétendu me donner des leçons de marxisme… Il avait lu quatre fois moins que moi sur le sujet. Il a fallu que la conversation dévie parce qu’il m’était trop facile de lui faire sentir que tout ça était un peu ridicule. Un drôle de zèbre, Joxe… Un ultra du mitterrandisme avec, en même temps, une énorme distance. Il est très cynique, mais il a beaucoup d’humour. Nous sommes très copains !
Le zozo
Mitterrand est à l’évidence un tacticien génial, un homme doté d’un cynisme gigantesque, d’une stratégie très personnelle, et très habile. Mais il était étranger à toute notion de formation politique, à la notion de parti. J’ai évoqué plus haut ce qu’il a osé dire, un jour: « Il n’y a pas de Parti socialiste, il n’y a que les amis de François Mitterrand. » […]
Un jour, au cours d’un conseil national du parti, Mitterrand s’est trouvé dans l’obligation intellectuelle de définir ceux qui le combattaient. J’étais là. Il n’a pas bafouillé – il ne bafouillait jamais – mais après avoir tourné autour du pot, il a fini par lâcher ce mot énorme: « Ce sont des zozos. » J’étais chef zozo, quoi.
Jospin
Vous le connaissez. Il est froid, distant, méticuleux, mais j’ai découvert en plusieurs occasions qu’il pouvait se montrer impartial… Le problème, avec Jospin, c’est qu’il n’a pas les neurones flexibles ; mais c’est un Juste. Et lui, à la différence de tant de mitterrandiens, il ne m’a jamais traité en opprimé. Il s’est toujours montré équitable avec les rocardiens, dans le parti.
1984: Fabius Premier ministre
[Je suis] un peu indigné… Pas vraiment surpris… Scandalisé, oui, par cette prime attribuée à la fidélité cynique. Que sait-on alors de Fabius ? Que, ministre délégué au Budget à l’automne 1981, il a signé le budget 1982, en augmentation de 27%. Seul, sans la signature du ministre de l’Economie et des Finances Jacques Delors, son ministre de tutelle, pourtant. C’était la première fois dans l’histoire de France ! Fabius, l’homme qui, au congrès de Metz, m’a lancé : « Mais si, Michel Rocard, entre le marché et le rationnement, il y a le socialisme. » […] Animosité n’est pas le mot. Ça commence par le désaccord, suivi plutôt d’une immense froideur. Je le considérais comme le chef de mes tueurs. Avec Joxe…
1985: la démission
Le président de la République avait dit: « Il faut instiller de la proportionnelle. » Pourquoi pas ? Mais nous découvrons que Pierre Joxe, avec l’aval du président, nous a concocté une proportionnelle absolue, à seuil bas, la pire. […]
Je vais dîner avec mon épouse chez mon vieil ami, Antoine Riboud. Nous en sortons à dix heures et demie du soir. Je n’ai pas eu une seconde pour penser tranquillement. Et je dis à Michèle [la deuxième épouse de Michel Rocard]: « Ben voilà ! Ils ont décidé la catastrophe proportionnelle intégrale, et vive Le Pen ! – Tu ne peux pas tolérer ça. – C’est bien mon avis. » On se met au lit, on continue à bavarder, la démission [du ministère de l’Agriculture] s’impose comme une évidence. Pour une fois, je suis d’accord avec cette femme que je vais quitter peu après parce qu’elle est impossible. […]
On ouvrait un boulevard à Jean-Marie Le Pen pour on ne sait quel avenir et dans on ne sait quelles conditions de sortie. Sur les autres problèmes, mon éthique personnelle était heurtée par la sottise, pas par la honte. Il n’y a pas de honte à nationaliser n’importe comment, et il n’y a pas de honte à doubler les allocations familiales quand le budget n’y est pas, il y a de l’inconséquence. Et de la générosité. On est dans un univers éthique, d’une tout autre nature. Mais là on était dans le cynisme crapuleux.
Premier ministre
Le 9 mai 1988, j’arrive vers une heure moins le quart à l’Elysée – on ne fait jamais attendre le président de la République… […] Nous sommes quatre. Mitterrand s’assoit. Il place à sa droite son plus proche collaborateur, Jean-Louis Bianco. En face de lui, l’homme qui est le plus installé dans la pyramide des états de service et de la confiance, Pierre Bérégovoy. Et moi, je suis à gauche. Son petit protocole est fait pour impressionner. […]
On passe la viande, c’est-à-dire la moitié du repas, et toujours rien. Enfin, avant le fromage, Mitterrand dit – je le cite quasi textuellement: « Oui, à propos, il ne faudrait peut-être pas oublier, dans une demi-heure, je vais nommer un Premier ministre. » Et là il fixe Bérégovoy pendant une tirade de deux, trois minutes: « Nommer un Premier ministre est un exercice purement politique… Totalement étranger à tout ce qui peut ressembler à de l’amitié… ou à de la confiance… Il s’agit de tirer le bilan d’une situation politique… » Et je vois Bérégovoy qui devient rouge, violet. Un long silence suit. Il reprend: « Or, actuellement, la situation politique est relativement claire. Il y a une petite prime pour Michel Rocard. » Un nouveau long silence. Tout le monde regarde son assiette. Bérégovoy est passé du violet au livide. Bianco est out. Et, moi, je regarde mon assiette…
On se connaît alors depuis vingt ans [avec François Mitterrand]. Il n’y a pas de haine entre nous. Nous n’étions pas du tout dans ce registre – peut-être, à peine, dans celui du mépris. Lui, à mon égard, selon moi, pour cause d’inefficience ; et moi, à son égard, pour manque d’éthique.
Michèle
C’est vrai qu’elle était trop présente… Dit comme ça, ça a l’air idiot. Mais l’intelligence de cette femme est supérieure. Elle a renoncé. Elle ne produit plus. Mais lorsque j’étais à Matignon, son intelligence sociologique lui permettait de décrire des comportements personnels liés à des situations institutionnelles. C’était fabuleux ; c’était une arme. Son conseil était encombrant, parce que je n’en avais pas toujours l’utilité, mais il était toujours éclairé… Tout le monde vous expliquera que, si je suis un stratège visionnaire, ma faiblesse en matière de commandement des hommes explique que l’histoire ne se soit pas terminée aussi bien qu’elle aurait dû… C’est probablement vrai. Je déteste le conflit. Je sais mener des batailles – il y en a eu des quantités à Matignon, il ne fallait pas se laisser intimider. J’ai su gérer des rapports de force, mais je suis incapable de sanctionner un collaborateur. Je ne sais pas chasser.
Le devoir de grisaille
Le fait de me sentir sous une menace plus immédiate, plus profonde, plus perverse – et plus permanente, surtout – que je ne croyais a probablement aiguisé mes défenses. Nous étions toujours en méfiance, et, au moindre faux pas, je sautais… Alors, devant cette situation difficile qui, très vite, m’a sauté aux yeux, je me suis dit: « Ça tiendra ce que ça tiendra. » A partir de ce constat, j’ai décidé qu’il me fallait absolument éviter le syndrome Chaban – cas de figure où le Premier ministre est viré tout de suite. Je me suis donc donné un « devoir de grisaille » […] ; je voulais durer pour changer la France […] Il était certain, hélas, que je ne pourrais laisser, de mon passage à Matignon, que de la réforme par touches, peu spectaculaire mais décisive. Pas une forte marque symbolique. Même la symbolique propre à Mendès m’a échappé.
Remercié
[Le 15 mai 1991, alors que Paris bruisse de rumeurs sur le départ prochain de Rocard, il va demander au président l’autorisation de remanier le gouvernement.]
On est tous les deux, seuls. Il est 9 heures du matin. Mitterrand me répond: « C’est vrai, monsieur le Premier ministre, mais les rumeurs vont plus loin… – Monsieur le Président, ce n’est pas à vous que j’apprendrai que les rumeurs, il n’y a pas grand-chose à en faire… – Quand même, elles sont gênantes, reprend Mitterrand. Toutes ces rumeurs créent cette situation dont on doit tenir compte. C’est insistant, c’est répétitif...Au fond, en réponse à votre suggestion, ou bien je ne change rien du tout ou bien, si je change, je change tout. » Sous-entendu : y compris vous. Alors moi, dans un large et complice sourire : « Bien entendu, monsieur le Président, cela ne dépend que de vous. » Et lui, chafouin, qui reprend: « On est dans une situation pas facile. Vous avez bien travaillé. Je ne laisserai planer aucun doute à ce sujet. Et donc j’ai toutes les raisons de vous confirmer. Si je vous confirme, ce n’est pas pour deux mois. A la date où nous sommes, si je vous confirme, c’est jusqu’aux législatives de 1993. » Un silence tombe. Il faut bien que je le meuble. Je marmonne quelque chose comme: « Ça ne tient qu’à vous, monsieur le Président de la République. Ne me faites pas complice de vos raisonnements. – Justement, autant vous avez bien travaillé, autant je ne crois pas aux vertus de vos méthodes et du climat que vous créez pour mener le combat difficile des législatives de 1993. – Monsieur le Président… – Donc, monsieur le Premier ministre, vous me présenterez votre démission tout à l’heure. » […]
Et là je commets ce qui est à ses yeux une faute grave, une confirmation de la naïveté irrécupérable du rocardisme, je lui dis: « Monsieur le Président, je vous remercie d’avoir salué notre travail… Dans la masse des choses à faire, quelques-unes sont de haute symbolique. Je suis très attaché à ce que je viens de finir victorieusement, une loi sérieuse, réelle, applicable, contrôlable sur les écoutes téléphoniques… » Je plaide pour défendre moi-même mon texte devant le Conseil d’Etat: « On n’est pas à vingt-quatre heures près… […] Si je pouvais vous présenter ma démission demain à midi plutôt qu’aujourd’hui, j’y serais sensible.
– Vous n’y pensez pas ! C’est grotesque… », me répond Mitterrand. Il se tait, le regard méprisant. Et moi, je reste là, un peu demeuré. […] L’entretien aura duré quatre minutes.
Les manques de Jospin
[On dit que, Jospin, c’est la synthèse du mitterrandisme et du rocardisme.]C’est vrai, mais en partie seulement. C’est vrai dans les symboles, notamment dans le principal, l’honnêteté de Jospin. Son refus de mentir à l’opinion. Mais, pour ce qui est du reste, la synthèse ne s’est pas produite. Il n’est pas allé jusqu’au bout de ce projet-là. Il a commencé avec panache une mise en cause fracassante, façon Mitterrand. Il a eu des mots. Il a eu des intentions. Il a eu le souci de faire de la moralité un enjeu majeur de l’action publique… Mais le refus de trancher, de choisir entre les deux gauches va expliquer 2002, la présidentielle manquée. Quant au reste, Jospin est profondément mitterrandiste de culture. Il a été formé à cette école, dans cette écurie. Il a longtemps été socialement CGT. Je vous l’ai dit, il est plutôt jacobin. Malgré un unique démenti une fois, et qu’il a regretté, il est sur la ligne: « L’Etat peut tout, tout est politique. » Je suis sur celle: « L’Etat ne peut pas grand-chose ; ce qu’il y a d’essentiel n’est pas toujours politique. » […]
Il y avait deux manques. Le premier: il est resté beaucoup trop étatiste sur les 35 heures. Il a gouverné dans le champ social en ignorant le dialogue social. En imposant. Et Martine Aubry a servi d’amplificateur à cet archaïsme. […] Le second manque du jospinisme, c’est sa négligence de la politique étrangère. Probablement n’en voulait-il pas pour des raisons de cohabitation. Du coup, on a raté la négociation du traité de Nice.
Si j’avais été président
Je vais vous paraître d’une arrogance extrême, mais je considère que je n’ai rien raté de majeur. J’ai réussi ma vie. Bien sûr, j’aurais eu du plaisir à devenir président de la République, mais je n’ai aucune certitude que j’aurais été un aussi bon président de la République que j’ai été un bon Premier ministre. Ce n’est pas vraiment le même métier. Pourquoi, grand Dieu, voudriez-vous que j’ai des regrets sur une incertitude totale ? […] Je vous supplie de prendre au sérieux l’argument que tout ce que j’ai porté – qui est considérable ! – suffit à mon bilan personnel, à mon estime de moi. Certes, je ne suis pas devenu président ; je n’ai pas vécu sous les ors de la monarchie républicaine ; mais mon inscription dans l’histoire de socialisme est d’ores et déjà acquise. Quand un individu, qu’il soit Premier ministre ou quidam, a pu faire ça dans sa vie, il peut dormir tranquille jusqu’à la fin de ses jours.
© Robert Laffont