Sacha rien qu’un prénom, seul viatique pour leur introduction dans la nébuleuse « révolutionnaire » de Berlin-Ouest leur plaisait bien car il leur évitait de débarquer dans des groupes trop structurés avec le risque de s’y retrouver enfermé. Ilse, avant ses exubérances sexuelles, leur avait précisé qu’il leur faudrait chercher Sacha à Kreutzberg. Ils se documentèrent sur ce quartier populaire, inclus dans le secteur américain qui recélait deux caractéristiques intéressantes pour eux : la présence au sud de l’aéroport de Tempelhof – celui du pont aérien de 1948–49 ravitaillant Berlin-Ouest lors du blocus grâce aux Rosinenbomber – et celle, au nord, de Check-point Charlie donnant accès au secteur soviétique. Avant leur départ ils furent convoqués par la garde rapprochée du « Grand Chef » de la GP pour justifier de leur refus de confier, tout ou partie, de « l’impôt révolutionnaire » en leur possession, à la branche militaire du mouvement. Gustave se chargea, avec un plaisir non dissimulé, de signifier leur fin de non-recevoir lors d’une séance houleuse qui faillit tourner au pugilat entre la fraction dure (les futurs activistes du NAPAP qui tremperont dans l’assassinat de Tramoni le vigile qui avait descendu Pierre Overney à l’île Seguin) et celle qui déjà ne savait plus très bien où elle habitait. Dans la voiture de Gustave qui les menait à Orly, une Mercédès rutilante noire métallisée – Benoît avait charrié Gustave sur cette acquisition tout à la fois peu conforme aux idéaux révolutionnaires des larges masses et au nécessaire soutien à notre industrie automobile nationale, ce qui lui avait valu une réponse sans appel de Gustave sur la seule qualité qui vaille : l’allemande et sur le doigt qu’il foutait jusqu’au trognon au cul des putains de bolchos de la CGT de l’île Seguin – Gustave n'en finissait pas de leur refaire sa prestation devant les frelons. « Je t’assure avec eux c'est ce qui faut – dans sa bouche ça donnait t’achure – faut pas leur laisser de répit, leur dire qu'y z'ont rien dans le calbar et qui sont juste bon à enculer des mouches avec leurs discours à la con, qu’on pouvait jamais compter sur eux pour casser du patron, que de toute façon comme y rentraient tous les soirs au chaud chez papa-maman pendant que nous on continuait de se peler les roubignols dans nos chambres de bonnes, notre flouze s’rait mieux placé chez les boches – t’as dit les boches ? Je ne me rappelle pas. Mouais j’ai même dit : chez ces putains de boches, fallait pas – y’ a que ce grand cornard d’Annibal – pourquoi tu le traites de cornard ? Parce que j’ai sauté sa pouffiasse – qui m’a donné du fil à retordre en disant que dans l’Nord j’avais déjà piqué dans la caisse du syndicat et que le blé j’l’avais mis dans mes fouilles. Celui-là t'as vu j’l’ai pas raté : « Et qui c’est qui a rencardé la poulaille dans notre histoire du Lyonnais si ce n’est pas toi. T’étais où ce soir-là que j’lui claqué à la gueule ? Aux abonnés absents pour sauter ta pétasse qu’à un grain beauté sur’ le nichon droit. » KO debout, un carnage mon pote. J’crois que je suis fait pour le théâtre... » Ce fut la dernière fois que Benoît vit Gustave. Ils se serrèrent la main.
L’aérogare de Tempelhof les fascina par son avant-gardisme, en comparaison celle d’Orly semblait bien provinciale avec sa façade plate de HLM. Ici, sur plusieurs niveaux, le bâtiment principal semi-circulaire de 1230 mètres de long, réalisé sous le 3ième Reich, impressionnait par sa fonctionnalité et sa démesure. Alors qu’ils s’extasiaient dans l’immense hall, un gros bonhomme, caricature du Bavarois buveur de bière, les abordait avec un air de contentement, pour faire savoir à ces petits français impressionnés que ce bâtiment était le troisième plus grand au monde par sa surface au sol après le Pentagone et le palais du génie des Carpates à Bucarest. Chloé murmurait à l’oreille de Benoît « Et si je lui répondais : salaud de nazi, tu crois que je ferais mouche ? » Benoît la tira brusquement par le bras laissant en plan sans autre forme de procès ce digne représentant du Schweinesystem. « C’est un flic... » lui dit-il entre les dents. « Et comment tu sais cela mon grand ? » Il se contenta de sourire en haussant les épaules. Dans le métro qui les emmenait vers le centre du quartier de Kreutzberg il confiait à Chloé sa crainte d’être la victime d’une manipulation. Elle fronçait les sourcils « Une manipulation ! Mais manipulé par qui ? Tu deviens parano... » Il soupira « Peut-être bien mais nous sommes ici en zone américaine et c’est le champ de jeu de la CIA alors je pense qu’il nous faut vraiment nous tenir sur nos gardes sinon nous risquons de nous retrouver au milieu d’une partie de billard à trois bandes... » Ses propos alambiqués ne la convainquaient pas « Sois plus explicite mon grand ! » Alors il allait droit au but « À la réflexion je ne comprends pas pourquoi Marcellin m’envoie ici si ce n’est pour que je serve de poisson pilote aux Yankees ... » Chloé s’esclaffait « Tu viens tout juste de t’en apercevoir. Je rêve ! C’est évident que tu n’es plus ici maître du jeu. Je croyais que tu l’avais compris : dans ce putain de Berlin ce qui compte pour les américains ce ne sont pas ces petits connards que nous allons rencontrer mais les communistes est-allemands de l’autre côté du mur. Marcellin t’envoie dans cette pétaudière pour savoir où se trouve la menace réelle, pour identifier quels sont les éléments qui sont entre les mains de Moscou. Quel jeu joue nos soi-disant alliés. La guerre froide c’est cela mon tout beau. Fini de jouer solo mon coco, ici c’est la cour des Grands. » Fataliste Benoît concluait « Alors nous allons leur en donner pour leur argent... »