Ils échangèrent longuement sur la politique étrangère du Président Pompe qui rassurait un peu plus les Yankees que celle du Grand Charles. Benoît le titillait sur l’impasse vietnamienne. Robert J. Parker lui Ie branchait sur les grands châteaux de Bordeaux et lui disait toute son admiration pour Albert Camus. Bob Dole leur servait du café avec des précautions de châtelaine. La blonde contemplait Benoît avec des yeux qui en disaient plus long qu’une invitation, celui-ci savourait sa victoire. La tournure des évènements prenait tout le monde à revers, y compris Chloé. Pour la rassurer, lui faire bien comprendre qu’il allait bien suivre ses instructions, alors qu’elle le regardait intriguée Benoît fermait les yeux de façon ostensible. Quand il les rouvrit elle lui souriait. Parker et son adjointe, Eva Harriman, la blonde aux cuisses de velours, des diplomates du Département d’État, croyant la partie gagnée, prirent congés. Ils allaient enfin pouvoir passer aux choses sérieuses entre gens du même monde, celui des coups tordus où tout le monde trompe tout le monde et où chacun en arrive souvent à se tromper soi-même. Ici, avant même que Bob ne lui explique les tenants et les aboutissants de l’opération Rouge Gorge Benoît savait par avance qu’il allait s’engager sur des sables mouvants. Il se sentait revivre car, comme il n’avait depuis fort longtemps aucun état d’âme, ni la moindre réticence morale, seul l’attrait d’une réelle mise en danger le motivait. Passer de l’autre côté du mur valait son pesant d’adrénaline. Le faire en confiant ses intérêts à Chloé lui donnait le sentiment d’être un fil-de-fériste aux yeux bandés se moquant des Vopos.
Bob Dole lui tendait une note :
N. AN-5 AG-2/1014
Le Ministre d’État chargé de la Défense Nationale
Le 11 février 1971
Note à l’attention du Président de la République
« Peu de temps après votre élection, vous avez dit de la politique européenne : « Pour la France, c’est avant tout d’être bien avec Washington et Moscou. »
S’il est un domaine où cette réflexion s’applique entièrement, c’est bien celui de la Défense. Il convient d’autant plus d’en être convaincu que la tentation de « coopération européenne » risque de nous attirer dans une situation où nous perdrions le bénéfice de notre indépendance, sans contrepartie sérieuse. J’ajoute que l’organisation de notre défense et notre capacité de puissance militaire ne nous permettent pas des engagements inconsidérés.
Je reprends ces deux points.
Le premier est celui de la coopération européenne en matière militaire.
Nous sommes l’objet d’actions de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne qui sont présentement séparées, mais qui peuvent un jour être jumelées. Les deux pays se servent, pour nous tenter, de thèmes d’ordre général. Du côté allemand, on estime avoir besoin d’un soutien pour compenser le désengagement américain... Du côté anglais, on se fait et on se fera de plus en plus le champion d’une défense européenne dont il sera dit qu’elle est la première étape pour acquérir, à l’égard des États-Unis, une situation militaire crédible.
Ces thèmes d’ordre général servent de prélude à des invites précises : participation du comité nucléaire de l’O.T.A.N. ; à l’organisme dit « Eurogroup » ; demande de participer à des discussions de planification pour les forces conventionnelles et d’emploi pour les forces nucléaires.
Il convient de considérer ces thèmes d’ordre général, autant que ces invites précises, comme des pièges. Il s’agit en fin de compte de nous enlever notre indépendance et de modifier nos conceptions stratégiques. Sans doute ne peut-on pas toujours répondre par des négatives, et ce n’est pas altérer substantiellement nos conceptions que d’admettre dans des conversations d’état-major une discussion dur certains plans communs d’action, à condition d’affirmer toujours qu’il s’agit là, à nos yeux, d’hypothèses parmi d’autres.
Aller plus loin serait un risque considérable ou, plus exactement, une certitude de voir altérer nos relations tant avec les Etats-Unis qu’avec l’Union Soviétique...
Un second point doit être mis en lumière : l’organisation de notre capacité militaire... Notre puissance militaire est orientée vers l’augmentation progressive de notre capacité propre de défense, sans doute en nous permettant, le cas échéant, de faire bonne figure dans une stratégie interalliée, mais en fait notre capacité à participer dans n’importe quelles conditions, dans n’importe quel endroit, à une longue ou dure action militaire, à caractère continental est limitée, et ne peut pas l’être, compte tenu de l’ensemble des données, notamment financières qui commandent notre politique.
Cette réflexion est capitale pour notre diplomatie : nos engagements doivent être limités à notre capacité d’intervention, qu’il s’agisse de l’Europe ou de l’outre-mer.
Michel Debré