Chloé accepta d’accompagner Benoît à Berlin, elle trouvait son plan assez minable mais faisait contre mauvaise fortune bon cœur en comprenant qu’il n’était pas possible de faire une omelette sans casser des œufs. Tout se passa comme prévu sauf que les guetteurs pris d’une trouille prémonitoire se tirèrent avant même que les bourres n’interviennent. Marcellin furax passa un savon aux chefs mais empocha les dividendes de l’opération en exhibant auprès de journalistes triés sur le volet les tracts de la GP trouvés sur place. La presse de gauche cria à la manipulation et la Cause du Peuple publia un texte tellement obscur et embrouillé sur l’affaire que cela eut pour effet d’accréditer la version de Marcellin tout en jetant un profond trouble jusque dans son état-major : les soupçons de traîtrise pourrirent plus encore les débats et surtout paralysèrent toutes nouvelles tentatives de financement de l’armement des masses par des coups de mains audacieux. Les délices des débats, fumeux et interminables, et la cascade des autocritiques permirent à Benoît de jouer sa carte allemande sans aucun risque. Restait à traiter son cher Ministre : allait-il le laisser tomber sans un mot d’explication ou bien serait-il de meilleure politique de lui vendre une version enluminée de son périple européen ? De toute façon Benoît ne pouvait échapper à l’explication que Chalandon avait souhaitée sur le tarmac de Villacoublay. Tout ce que Benoît avait réussi à obtenir, en prétextant des problèmes de santé, ce fut un délai. Chloé lui sauva la mise en le voyant préoccupé « Dit lui que nous partons en voyage de noces, je suis certaine qu’il n’y verra rien à redire... » C’est qu’il fit le soir même. Le bel Albin peu convaincu sourit mais sa bonne éducation lui interdit de le soumettre à la question. Ses relations avec Marcellin le préoccupaient manifestement plus que la situation matrimoniale de Benoît qui fit long mais simple en mettant en avant sa relation privilégiée avec le père de Marie, grand ami de madame Pompe, pour lui expliquer qu’il lui servais d’intermédiaire auprès du Ministre de l’Intérieur depuis l’affaire Markovic dans laquelle il s’était beaucoup impliqué pour défendre l’honneur de Claude Pompidou. La stature de l’homme impressionnait manifestement son cher Ministre qui écouta son récit sans l’interrompre. En le raccompagnant à la porte de son bureau, avec un large sourire il lui dit « Je vous fais porter un cadeau de mariage dès demain matin... » L’archange Gabriel, qui pointa son museau dans l’antichambre, se crut obligé de présenter à Benoît ses félicitations ce qui lui valut l’ironie de son cher Ministre « Vous devriez prendre de la graine Gabriel, célibataire à votre âge ça fait jaser... »
En remettant son ouvrage sur le métier Benoît prenait conscience que la toile de fond politique des années Pompidou, ce septennat étrange où l’héritage de l’homme du 18 juin, parti en une retraite hautaine et désabusée à Colombey puis en Irlande, venait d’être recueilli par l’homme qui avait tué le père. Légitime certes, mais comme l’avait mis crument en lumière l’affaire Markovic Georges Pompidou n’était pas considéré par beaucoup de grognards du gaullisme, les fameux barons, comme un homme susceptible de perpétuer l’œuvre du Général. La désignation de Chaban-Delmas au poste de 1ier Ministre répondait donc au souci du normalien de Montboudif, à la fois de rassurer ces derniers, tout en affichant une volonté de dialogue avec des personnalités de droite jusqu’ici opposées au régime. Dans l’entourage du maire de Bordeaux les mendésistes François Bloch-Lainé et Simon Nora, le syndicaliste CFDT Jacques Delors témoignaient de ce souci d’ouverture. Mais, il ne faut pas se laisser leurrer par ces affichages dès les premiers jours du septennat, entre un Pompidou très attaché à la primauté absolue du Chef de l’État et un Chaban modelé par les jeux subtils de la IVe la ligne de fracture se dessinait.