Le printemps venait enfin d’inviter le soleil et celui-ci s’engouffrait comme un feu follet par la fenêtre de leur tanière pour jeter sur la longue chevelure blonde de Karen de la poudre d’or. Le moral en berne de Benoît s’était mué, dès leurs premiers transports violents et assouvis, en une euphorie rebelle. Karen se révélait une partenaire insatiable tant au plan sexuel que de la confrontation dialectique. Avec elle, même durant nos ébats les plus frénétiques, les questions essentielles fusaient, impitoyables. Aborder la nécessité de la révolution permanente, chère à Trotski et Bakounine, alors qu’elle le chevauchait, altière, allant et venant avec volupté, que le spectacle de ses seins noyés dans les flots de ses cheveux le transformait en un boyard lubrique, lui demandait des efforts qui le lessivaient plus encore que la fourniture de ma semence. Ils échangeaient en anglais. Couverts de sueur, alors que Benoît tenait à pleine mains ses fesses fermes, Karen lui confiait que sa vie ne pouvait être que celle d’une révolutionnaire professionnelle pourrissant la plupart du temps dans les geôles glaciales des porcs. Elle se décrivait enchaînée pour des travaux forcés, ce qui décuplait ses envies de knout et de foutre. Il lui confiait pourtant d’une voix essoufflée son absolue admiration pour sa longue marche vers la perfection radicale. Sa libido s’en trouvait renforcée car ce petit jeu, où il devait s’extirper de la violence de ses pulsions, le transformait en marathonien du sexe. Quoi de plus efficace pour se réfréner que d’aborder en pleine fornication la thèse de Régis Debray et de Che Guevara selon laquelle « si le prolétariat n’est pas assez prêt ou mûr, l’avant-garde doit se mettre à la place des masses. » Rien, sauf le summum, au bord de l‘extase, de la petite mort, se voir dans l’obligation, alors que votre bien-aimée, juste avant d’entrer dans les désordres de la jouissance, vous a sommé de prendre parti sur la légitimité de la violence, se mouler corps et âme dans le précepte de Frantz Fanon selon lequel toute violence exercée par les damnés de la terre, les opprimés de toutes les couleurs est légitime. Dégoupiller une grenade, alors que l’explosion monte en vous, la balancer sur les tyrans et les oppresseurs, en contemplant le lever de bassin de Karen, sa projection implorante, son retour à sa langue maternelle pour proférer des mots durs, le faisait chavirer dans la forme la plus aboutie de la dictature machiste.
Grâce au traitement de Karen Benoît retrouvait le goût des manifs, des sit-in, des occupations de bâtiments universitaires et parfois de l’érection de barricades. Tout ça pour délimiter un périmètre au centre duquel leur leader charismatique, Sacha, juché sur une caisse à savon, vilipendait « les vils laquais américains du soi-disant gouvernement de Bonn de blanchir le passé nazi allemand par le biais du consumérisme et de convertir la génération d’Auschwitz en un troupeau de gros moutons obnubilés par des réfrigérateurs, téléviseurs et Mercédès neufs. » Cet après-midi-là, en dépit des confidences inquiétantes d’un flic qui couchait avec Magda, une fraülen révolutionnaire, selon laquelle Sacha serait cette fois-ci embarqué, ils s’étaient sur la pelouse sacrée de l’Université libre. L’inégalité des forces en présence était patente et la qualité et la quantité des munitions révélatrices de leur incapacité à traduire notre discours belliqueux en actes. Sacha tenait une forme olympique crachant son mépris et sa haine sur cette Amérique pilonnant les villes du vaillant Vietnam, empoisonnant les moissons des rizières des courageux paysans, napalmisant la jungle. Il en appelait à un nouveau tribunal de Nuremberg pour les dirigeants US afin qu’ils comparaissent pour génocide et crimes contre l’humanité. Il vilipendait le shah et sa Savak, les colonels grecs financés par la CIA, « l’Etat fantoche américanisé d’Israël ». Il adressait son salut fraternel aux frères activistes de Paris, Rome, Madrid et aux courageux étudiants de Berkeley et de Washington « qui avaient ouvert la voie que nous empruntions tous ». Rien ne les ferait taire ! Ils ne seraient plus des enfants sages. Ils avaient retenu la leçon de nos parents muets sous les nazis. Et pendant ce temps-là le cercle se resserrait sur nous. Les casqués frappaient sur leurs boucliers avec leurs matraques. Les premières bombes lacrymogènes fusaient. Sacha imperturbable continuait de laïusser. Les canons à eau entraient en action. Pleurant, toussant, les premières lignes s’effilochaient. Le martèlement des sabots des chevaux paniquaient les étudiants. La débandade, les matraques qui cognaient. La masse des uniformes maronnasses les engluait. Dans un ultime effort, protégé par le Viking armé lui d’une batte de base-ball, Benoît exfiltrait Sacha sur ses épaules.