Le 6 avril 1985, nuitamment Michel Rocard tira sa révérence du gouvernement Fabius, Bernard Vial me tira de mon sommeil à deux heures du matin pour me prévenir.
Version du dit Michel dans son style habituel :
« Je vais dîner avec mon épouse chez mon vieil ami, Antoine Riboud. Nous en sortons à dix heures et demie du soir. Je n’ai pas eu une seconde pour penser tranquillement. Et je dis à Michèle [la deuxième épouse de Michel Rocard]: « Ben voilà ! Ils ont décidé la catastrophe proportionnelle intégrale, et vive Le Pen ! – Tu ne peux pas tolérer ça. – C’est bien mon avis. » On se met au lit, on continue à bavarder, la démission [du ministère de l’Agriculture] s’impose comme une évidence. Pour une fois, je suis d’accord avec cette femme que je vais quitter peu après parce qu’elle est impossible. […]
On ouvrait un boulevard à Jean-Marie Le Pen pour on ne sait quel avenir et dans on ne sait quelles conditions de sortie. Sur les autres problèmes, mon éthique personnelle était heurtée par la sottise, pas par la honte. Il n’y a pas de honte à nationaliser n’importe comment, et il n’y a pas de honte à doubler les allocations familiales quand le budget n’y est pas, il y a de l’inconséquence. Et de la générosité. On est dans un univers éthique, d’une tout autre nature. Mais là on était dans le cynisme crapuleux. »
Au matin du 7 avril, la nouvelle tombe : le successeur est Henri Nallet, conseiller agricole du Président de la République. Nous nous connaissons bien, comme on dit en politique « il apprécie mes compétences » qu’il a pu mesurer sur le dossier viticole lors des négociations à Bruxelles sur les conditions d’adhésion de l’Espagne et du Portugal (les accords de Dublin) et, en même temps, il garde la bonne distance avec le rocardien que je suis. Il faut toujours préserver l’avenir, en 1988, lorsque Rocard deviendra Premier Ministre, je deviendrai le directeur-adjoint de son cabinet en charge, entre-autre de dossiers sensibles : Corse, DOM-TOM, relations avec les fameuses OPA.
La relation qui suit, d’une rencontre en 1985 d’Henri Nallet avec Jean Pinchon, alors Président d’un INAO exclusivement vins, tout en étant salarié du groupe Louis Dreyfus, je peux attester, même si je n’étais pas présent, qu’elle ne s’écarte pas de la réalité.
Pages 127-128 Mémoires d’un paysan (1925-2009) Jean Pinchon L’Harmattan :
« En 1985, Henri Nallet, homme courtois et compétent, est nommé ministre de l’Agriculture ; il me reçoit après sa prise de fonction :
« Mon cher Président, ce qui a été fait jusqu’à présent à l’INAO est fort bien, mais nous devons aller plus loin et franchir une étape délicate : il faut maintenant faire reconnaître, par Bruxelles, nos AOC, or, vous le savez mieux que moi, elles fonctionnent à l’aide de plusieurs systèmes qui sont différents selon qu’il s’agit, par exemple, des fromages, de la noix de Grenoble ou de la carotte de Créance. Je dois négocier avec Bruxelles et, auparavant, nous devons placer toutes les AOC sur le même plan et sous l’autorité de l’INAO. J’ai donc besoin de vous, notamment pour faire admettre aux viticulteurs qu’ils ne sont pas seuls à être possesseurs d’AOC mais qu’il y a aussi tous les agriculteurs dont les productions ont été reconnues par des décrets-lois depuis 1924. (ndlr. certaines ont été reconnues par décisions judiciaires).
- Monsieur le ministre, je suis certain que les viticulteurs comprendront cette réalité. Mais, avant de nous présenter à Bruxelles, il est nécessaire de procéder à une réévaluation de toutes les appellations, y compris des appellations fromagères, car, sur la centaine qui existent, plusieurs ne constituent guère que des indications géographiques de provenance.
- Monsieur le Président, une réévaluation est possible pour les productions relativement localisées, mais, en ce qui concerne les appellations fromagères, elle sera beaucoup moins aisée à obtenir, car bon nombre d’entre elles sont gérées par des groupes industriels qui ont, en fait, plus de poids auprès du gouvernement et de Bruxelles que les producteurs de carotte de Créance.
- Les appellations d’origine ont été créées par les agriculteurs et à leur demande ; vous vous souvenez qu’en 1935, ce sont les viticulteurs du Bordelais qui ont obtenu leurs AOC afin de protéger leur production face aux négociants qui mélangeaient allégrement bordeaux, côtesdu-rhône et vins d’Algérie. (ndlr. raccourci très pinchonien… il est alors encore un jeune président de l’INAO). Or, monsieur le Ministre, c’est pour défendre les intérêts des agriculteurs que nous allons nous battre à Bruxelles.
Je sais l’honnêteté et la fermeté d’Henri Nallet et je sens qu’il partage mes choix. Par ailleurs, la restructuration de l’INAO en trois secteurs que je mets en place, accroît notre efficacité et nous donne du poids auprès de Bruxelles. Aussi, après une bataille qui dure un an, nous obtenons la reconnaissance de nos AOC et surtout celle de la procédure qui les régit : ce sont bien les professionnels concernés, dans chaque pays de la Communauté, qui doivent rester responsables de leurs appellations d’origine. Il est inconcevable, en effet, qu’un Danois producteur de pommes de terre détermine dans quelles conditions doit être élaboré le roquefort ; de même il est exclu que soient uniformisées les règles concernant les appellations d’origine des vins de France, d’Italie, d’Espagne, du Portugal. Grâce à l’action de l’INAO et à la ténacité d’Henri Nallet, la Communauté européenne admet le principe que les appellations seront nationales, avec obligation d dépôt à Bruxelles, afin que soient évitées toute concurrence abusive et tromperie quant à l’origine effective et aux modes de production.
Ndlr. Là Jean Pinchon va plus vite que la musique, ce n’est qu’à partir de 1988, sous Nallet 2 ministre de l’agriculture de Rocard que la réforme des AOC et de l’INAO interviendra. Je le sais c’est Madame Bienaymé et ma pomme qui avons présenté le texte devant le Conseil d’Etat avant de le soumettre au vote du Parlement sous Louis Mermaz qui a succédé à Henri Nallet nommé Garde des Sceaux. La reconnaissance européenne interviendra ensuite sous présidence anglaise, émergeront alors les fameuse AOP-IGP, nos amis anglais ayant plus d’appétence pour la défense du droit des marques que de celle de l’origine. Ça ne change rien au fond puisque les interlocuteurs sont les même.
Détails : si Henri Nallet cite souvent la carotte de Créance dans ses propos c’est pour deux raisons, Thérèse Nallet est manchote (native de la Manche) et son mari projette de se présenter aux Législatives dans la Manche. En définitive, il se présentera dans l’Yonne dans la circonscription où se trouve Chablis, sera élu à la proportionnelle, et lorsqu’il redevient Ministre de l’Agriculture sous Rocard il organisera un sommet informel des Ministres de l’Agriculture, la France préside le Conseil des Ministres, dans sa circonscription pour lancer le processus de reconnaissance des AOC par ce qui est encore la Communauté européenne. Du côté Pinchon, signalons qu’il est alors PDG des Caves de Roquefort et membre du Conseil d’Administration de Baron Philippe de Rothschild. Il est normand, président du Bureau du Calvados, éleveur de vaches charolaises à Epaignes dans l’Eure, le camembert du pays d’Auge est cher à son cœur.
« Hélas, ces sages dispositions, quelques années plus tard, seront abolies sous la pression des lobbies industriels… En tout cas, l’INAO, année après année, nous nous battons pour améliorer la qualité : par exemple celle de nos fromages comme le camembert du pays d’Auge, le cantal ou encore le comté dont les producteurs veillent à utiliser du lait non pasteurisé et collecté à moins de 25 km des fruitières habilitées. Nos trois comités – vins ; produits laitiers ; productions diverses comme la noix de Grenoble et celle du Périgord, le bœuf de Camargue ou le piment d’Espelette – jouent à plein leur rôle : ainsi les producteurs paimpolais peuvent défendre leur récolte face à un haricot espagnol vendu en Angleterre sous le nom de « véritable coco de Paimpol ». Le maire de Paimpol, qui se trouve être l’ancienne secrétaire de François Tanguy-Prigent, ministre socialiste de l’Agriculture de la Libération, me dit alors : « Comme François serait heureux s’il était encore là ! »
Voilà, c’est ça l’histoire et non les phantasmes de certains qui la réécrivent pour se draper dans la cape des chevaliers blancs des AOP fromagères au lait cru, c’est commode mais ça ne tient aucun compte de la réalité, de la dure réalité d’un camembert de Normandie AOP qui n’est plus produit que par 2 producteurs fermiers… Les moulinets, les signatures au bas d’une pétition c’est se donner bonne conscience à bon compte, le champ de bataille est ailleurs et se résume en une question simple : qui pilote la ferme France ?