Le premier soleil levait une part du mystère de l’île en la parant d’un camaïeu de vert et d’exhalaisons fortes de vases putréfiées et de mousse fraîche. Pas âme qui vive, le chant des oiseaux, le clapotis des eaux, loin d’être saisis par une impression d’échouage sur cette levée de terre, Chloé et lui, sans avoir à se le dire, ressentaient au contraire une grande paix les envahir. À mille lieux de leurs folies ordinaires ils s’arrimaient à une terre de tout temps hostile aux étrangers ; une terre en train de mourir dans l’indifférence générale. Las et revenus de tout, ils n’étaient pas venus à Fédrun pour faire des galipettes, ils ne savaient d’ailleurs pas pourquoi ils étaient là, debout, côte à côte, au petit matin, sur l’île de Fédrun au beau milieu de la Grande Brière. Certes leurs vies, tels les bouchons d’une canne à pêche, se laissaient porter par le courant tout en restant bien arrimées et sensibles à toutes les sollicitations du fil qu’ils avaient encore à la patte.
No future, pour eux, n’était pas un futur slogan pour tee-shirt d’adolescent boutonneux mais une réalité dure et prégnante. Le ripolinage actuel des années 70, derniers feux des soi-disant 30 Glorieuses, relève de l’escroquerie intellectuelle, de la réécriture de l’histoire à des fins de partisanes : après avoir été si joyeux ils étaient tristes à en mourir. Pour Chloé ce furent les années de plomb, pesantes, qui enterrèrent leurs illusions, dans un décorum révolutionnaire en carton-pâte, du moins en France car en Italie Chloé tenait des propos alarmistes sur les affrontements et les manipulations des néo-fascistes infiltrés dans les services secrets de l’armée qui avaient, et allaient, faire couler le sang. Depuis son retour à Paris benoît cherchait le moyen de la retenir pour qu’elle ne retournât pas au milieu de ces fous furieux mais elle dressait un mur de désinvolture sur lequel toutes ses tentatives glissaient. Avec sa simplicité habituelle, pleine de nœuds et de détours, il se promettait de profiter de leur isolement briéron pour la convaincre. Comment ? Je n’en savais fichtre rien.
Dans le fond de la camionnette ils découvrirent deux grands paniers emplis de victuailles et de bouteilles de vin, des thermos de café, une miche de pain, de quoi soutenir un siège. La maison, au confort minimal, comportait un tout petit lit en fer et une grande cheminée. Chloé le chargea de la corvée de bois pendant qu’elle préparait un copieux petit déjeuner : œufs brouillés, jambon et tartines beurrées. Repus, face à un grand feu que Benoît avait eu bien du mal à faire prendre et qui fumait un peu, ce qui les obligeait à maintenir la fenêtre ouverte, ils trouvèrent refuge, dans un sac à viande militaire rêche, empestant le renfermé humide, sous un empilement de couvertures kaki monstrueux. Ils dormirent, tout habillés, collés l’un à l’autre. Sur le coup de midi ils prirent un chaland pour faire le tour de l’île. Chloé maniait la perche aussi bien qu’un gondolier. Benoît comptait les ragondins. Ils croisèrent un vieux type décharné, au regard à demi caché sous la visière d’une casquette crasseuse, qui suçotait une petite pipe tout en fourrageant avec une canne dans un bouquet de roseaux. Le « Bongiorno » rieur de Chloé le fit sursauter puis se redresser et sourire, un sourire plein de chicots brunis par la nicotine. D’un geste qui, en d’autres circonstances, eut pu paraître obscène, de sa main libre il réajusta son entrejambes en nous fixant de ses petits yeux encavés. « Et si vous veniez prendre la goutte... » La voix était étrangement cristalline, quasi enfantine. Chloé les poussa jusqu’au ponton et le vieux les amarra.