Même si Marcellin n’avait jamais fréquenté l’école des cadres du PC, et aucun doute n’était possible vu son passé Vichyssois, il appliqua à Benoît, pendant le premier quart d’heure, un traitement de choc s’inspirant largement des principes de l’intimidation maximale chère aux héritiers des soviets. Son dossier, était lourd, à charge, fort bien préparé par ces messieurs qui, en rang d’oignons, affichaient des mines faussement contrites en contemplant Benoît avec commisération. Le problème pour eux c’est que ce dossier était aussi plein de trous, de belles brèches dans lesquelles Benoît allait s’enfourner une fois l’orage passé. Marcellin, il le sentait, plus il tapait sur le clou plus il doutait du bien-fondé de sa méthode. Pourquoi ? Benoît ne saurait le dire mais, sans doute, l’instinct, la prescience que ses munitions, certes bruyantes, relevaient plus de l’opéra-bouffe que de la bonne police. Pour Marcellin, au fur et mesure qu’il assénait des reproches cinglants plus ceux-ci prenaient la tournure de vrais compliments : « Un vrai bourrin, obtus, obéissant, ne lui paraissait pas en mesure d’accumuler autant de conneries sensées ». L’ennui amusé de Benoît devait aussi transparaître. Brutalement, alors que Benoît affutait sa contre-attaque, Marcellin s’interrompait. Soupirait. Allumait une cigarette l’air mauvais. Les chefs prenaient peur Benoît le voyait dans leurs regards de cireurs de pompes lécheurs de bottes. « Messieurs, vous pouvez prendre congé... » Le geste accompagnait la parole, un rien méprisant et impatient. Les hauts-fonctionnaires, tels des généraux répudiés, dignement, un à un, se retiraient après avoir exprimé leurs respects à Monsieur le Ministre. « Accompagnez ces messieurs... » L’adresse frappait le Directeur de cabinet alors qu’il s’attendait à être épargné. Il ne mouftait pas. Marcellin bouffait de la fumée avec une délectation malsaine. Toujours debout, j’attendais. « Asseyez-vous et dites-moi tout... »
Affirmer que le soudain renversement de situation ne prit pas Benoît de court serait mentir. Face à un Marcellin toujours debout, clope au bec, l’œil narquois il mit un peu de temps à reprendre mes esprits. Son apparent désarroi dut convaincre le Ministre que sa stratégie était la bonne et qu’il allait se déballonner, se mettre à table. Pour reprendre pied Benoît adopta un ton désinvolte : « Avant de tout vous dire, je prendrais bien à café... » Sa requête fit sourire Marcellin, il devait penser, « Ce petit con veut gagner du temps mais je le tiens par les couilles et il ne va pas s’en sortir avec des provocations... » Y’avait chez lui du Pompidou, le côté pesant, madré, retors, mais sans la finesse du normalien de Montboudif. Pour se tirer les roupettes de ses grosses pognes Benoît allait devoir accepter de jouer avec lui dans le caniveau, pas finasser, le Raymond n’appréciait pas les intellos, les faiseurs de théories. Fallait que Benoît marque d’entrée son territoire avec du foutre bien chaud, bien gluant, pour que cette vieille crapule comprenne vraiment à qui il avait à faire. Les plaies mal cicatrisées, celles qui démangent encore, constituent le lieu privilégié des attaques les plus virulentes. Verser un peu de vinaigre, goutte à goutte, en évoquant le souvenir des saloperies fabriquées de toute pièce contre le couple présidentiel par exemple, sans, bien sûr, mettre en doute la bonne foi du Ministre dans cette sale affaire mais seulement en lâchant quelques noms, comme ça, l’air de rien, sur le ton de la confidence. Les politiques, surtout ceux de l’acabit de Marcellin, ne se laissent jamais impressionner par le rappel de leurs vilenies ou de leurs mauvais choix, bien au contraire ils en tirent parti pour rebondir. Le niveau d’information de Benoît sur l’affaire Markovic le rangeait dans la classe de ceux avec qui il faut conclure un pacte de non-agression. La cendre de sa clope poudrait le revers du veston de Marcellin et le tapis, preuve de l’extrême attention de Monsieur le Ministre de l’Intérieur aux propos d’un sale petit branleur. Son « Qu’attendez-vous de moi ? » sonnait l’heure d’un changement de tactique.