Le talent de « nègre » de Benoît, discret et efficace, lui ouvrit toutes les portes. Les barons du gaullisme le sollicitaient, il engrangeait les commandes, les triaient, les hiérarchisaient, les satisfaisaient avec parcimonie. Ce qui est rare est cher. Sa vie, divisée en tranches égales, l’écriture, un peu de sommeil, le marigot politique, l’ébullition des groupuscules gauchistes avec son porte-flingue Armand, devint monacale. Il en avait exclu les femmes, sauf Chloé lorsqu’elle venait s’oxygéner à Paris. Il s’inquiétait d’elle car l’Italie se radicalisait, elle riait en lui rétorquant qu’il s’embourgeoisait. Leur cantine, le Pied de Fouet où, un soir, il la demanda en mariage. Elle pâlit, « Je suis italienne mon beau légionnaire… » Il ironisa « Ça c’est un scoop ! » Chloé lui serra fort le poignet « Je crois que tu ne comprends pas ce qu’est une épouse italienne, fusse-t-elle libérée, révolutionnaire. C’est une place forte dont on ne s’échappe pas ! Tu aimes trop les grands espaces pour finir tes jours en tête à tête avec une mamma cernée de mômes… » Il eut beau protester que c’était son rêve de vivre dans une grande maison de la campagne toscane avec plein d’enfants d’elle, qu’il torcherait, Chloé resta inflexible. Persuadé que le temps jouait en sa faveur Benoît n’insista pas. Tout baignait jusqu’au jour où il croisa dans les couloirs de l’hôtel de Roquelaure un petit homme chauve et discret, l’Archange Gabriel, autrement dit Gabriel Aranda, un conseiller influent dans le cabinet de mon Ministre.
Nul ne se souciait de Benoît, d’ailleurs beaucoup de membres du cabinet ignoraient jusqu’à son existence puisqu’il ne participait à aucune réunion de cabinet et, à fortiori, à tout ce qui touchait à la vie de celui-ci. Il n’existait pas, son nom n’était porté sur aucun organigramme, le standard ne détenait aucun numéro de poste à son nom. Travaillant essentiellement la nuit les occasions de le croiser dans les antichambres, les lieux de travail et de réception étaient donc très rares. Hormis la Secrétaire-Particulière, le directeur de cabinet, qui répondait au nom un peu comique de Chapon, un Ingénieur des Ponts très Grands Corps de l’Etat, et de temps à autre le Ministre lui-même lorsque sa prose lui avait valu des compliments, Benoît ne fréquentait pas le petit monde très gris des conseillers techniques et des hauts-fonctionnaires. Homme de l’ombre, il profitait à plein de l’avantage que lui conférait sa position de « nègre » pour voir sans être vu et surtout d’accéder à tous les bureaux, la nuit bien évidemment, pour feuilleter les dossiers les plus chauds. C’était simple et facile.
Dans un Ministère comme celui de l’Equipement et du Logement où seule une petite poignée de hauts-fonctionnaires détiennent les codes permettant de pénétrer dans l’imposant arsenal juridique des ZAC, des COS, des DUP et autres machines infernales, la proximité politique avec le Ministre et son entourage ne suffit pas pour décrocher la manne des grands travaux et des grands chantiers, des HLM, il est nécessaire d’entrer dans une forme de connivence avec eux. Officiellement, pour garantir l’égalité des entreprises face aux appels d’offre, le code des marchés publics déploie des digues, présumées solides et sans la moindre fissure. Les fissures se sont les hommes. La Haute-Fonction Publique française est difficilement achetable mais elle a l’échine souple et un sens aigu de ses intérêts collectifs, alors tout doit être mis en œuvre pour la contourner, pour qu’elle ferme les yeux en se pinçant les narines. Le Ministre et ses conseillers influents jouent donc un rôle déterminant dans la sape des dispositifs jugés sans faille. Comme ce sont des politiques, émanations d’une majorité parlementaire qui, par la grâce du scrutin d’arrondissement, se transforme facilement en porte-paroles de ses électeurs, surtout ceux dont le portefeuille peut être sollicité pour financer les campagnes électorales, la proximité est naturelle. Les pompes à finances, les bureaux d’études liés aux partis politiques, les enveloppes ou valises de billets, émanant de marchés publics et, quelques années plus tard, des autorisations d’implantation de grandes surfaces par les commissions d’urbanisme commercial nées de la loi Royer, vont alimenter les grosses machines électorales des petits comme des grands politiques.
Les interventions pleuvaient comme à Gravelotte et la litanie des « monsieur le Ministre et cher ami » déferlait sur le bureau du cabinet chargé de dispatcher les courriers parlementaires sur les membres du cabinet compétents qui, eux-mêmes sous-traiteront la réponse technique aux services du Ministère. Toute une terminologie d’accompagnement de ces courriers permettait, en principe, de les hiérarchiser en fonction surtout de la qualité et de l’influence du demandeur. Il suffisait à Benoît de pister dès la source, le bureau du cabinet, les gros poissons, pour détenir de la dynamite en barre. L’Administration, la petite, la besogneuse, possédait deux qualités inestimables pour le chasseur qu’il était : elle est lente, donc les dossiers stationnaient longtemps dans le même lieu, et elle ignorait leur mise sous clé: ils étaient soigneusement empilés sur les bureaux de jour comme de nuit. Toute la fange tombait donc, sans grand effort de sa part, dans son escarcelle.