Lors de leur brève rencontre, pour le déstabiliser plus encore, embrouiller ce calculateur dépressif, Benoît se permis un coup de bluff qui pouvait lui faire perdre d’un seul coup la mise qu’il venait d’amasser pendant des mois. Le Ministre était de belle humeur, il lui proposa un whisky qu’il accepta en dépit de mon aversion pour le pur malt. Le buveur d’eau, lui, se sentit exclu mais, vaillamment, il ravalait son amour-propre en prenant un air inspiré. Benoît s’affala dans l’un des fauteuils, « … au Conseil des Ministres, vos chemises sur mesure, en coton égyptien de chez Turnbull&Asser, fournisseur du Princes de Galles, ça doit en jeter auprès des dinosaures gaullistes… » Le bel Albin, comme à l’accoutumée, afficha un air las, revenu de tout, avant de lui répondre confier pince sans rire « Croyez-moi si vous le voulez mais je préfèrerais porter des jeans comme les vôtres et, suprême décontraction, pouvoir me balader pieds-nus dans des mocassins comme vous le faites au premier rayon de soleil. » L’archange Gabriel ne broncha pas mais, cette confidence, très dans l’esprit du Ministre, se fichait, telle une couronne d’épines, au cœur du peu d’estime qu’il avait de lui-même. Le pauvre garçon, même s’il s’efforçait de le croire, ne parlait jamais d’égal à égal avec son ami. Un sentiment d’infériorité le scotchait à l’étage au-dessous. Sans pitié, avec je m’en foutisme, Benoît plaçait alors son estocade « Monsieur vient de la télévision après un brillant parcours dans la presse économique, il doit maîtriser à la perfection les formules qui plaisent à vos électeurs monsieur le Ministre. C’est aussi votre ami, alors il me semble que mon petit parcours de plumitif touche à sa fin. Je ferais peut-être mieux d’anticiper et d’aller planter mes choux ailleurs… »
La désinvolture de Benoît fit mouche. Le cher Ministre le prit au sérieux, ou du moins fit-il comme si, et, au lieu de tenter de le dissuader, il s’en prit à son « ami » qui, impassible, laissa passer l’orage. Cinglant, avec une férocité glacée, il le remit à sa place, celle d’un collaborateur utile mais sans grande envergure. Benoît ne fit rien pour tempérer l’ire, feinte ou non, du Ministre, mais se contenta d’un laconique « C’est comme vous le sentez monsieur le Ministre » qui conforta auprès de l’Archange son statut d’ennemi irréductible. Tel était son souhait, il ne poussa donc pas plus loin son avantage. Quelques jours plus tard, dans la voiture, c’est le chauffeur qui me le rapporta, il rendait de menus services au RG, le Ministre confiait à une journaliste, très proche de lui comme le disent les langues de vipères du Tout Paris, que ce pauvre garçon se prenait pour un génie de la Bourse alors qu’il n’était qu’un petit besogneux mais que son côté « Je lave plus blanc que blanc » dans une maison aussi minée que le Ministère de l’Equipement lui servait de leurre, de caution face à la meute qui ne manquerait pas de lui reprocher sa proximité avec les bétonneurs, et plus particulièrement le roi d’entre eux et d’ajouter « Je l’ai même envoyé, dimanche dernier, en missi dominici au domicile du Tartarin du béton tout près du Trocadéro. Il m’a pondu une note de compte-rendu qui vaut de l’or pour moi en cas de tempête… Ce garçon est fragile, dangereux même, mais il m’est utile, alors je le tiens par les bons sentiments… »
Pour Benoît le moment était venu de piéger l’Archange et, comme il était cachotier, il s’était bien gardé de révéler à sa hiérarchie la pépite découverte dans le dossier de l’archange au RG. Notre homme avait publié, en 1962, un bouquin : « La Stratégie soviétique dévoilée chez Fayard ». Le rédacteur de la note, consciencieux, l’avait noté mais sans pour autant prendre le temps de se le procurer et de le lire. Il avait dû se dire que les histoires des cosaques communistes c’était du ressort de ses collègues de la DST ou du SDEC. À quoi bon perdre son temps, bouffer les maigres crédits du service pour acquérir un bouquin que seuls quelques pékins avaient dû lire. Les bourrins des RG préfèrent de loin se vautrer dans les histoires de cul, plutôt que de jouer les intellos tartinant des notes sur la prose d’un obscur trader de la BCP. À la décharge du bourrin s’il y était collé, soit le bouquin lui serait tombé des mains, tellement il était indigeste, soit il aurait conclu que ce type était un mythomane eu égard au caractère abracadabrantesque de la thèse soutenue. Il réécrivait l’Histoire à l’aune de ses visions. Croulant sous une documentation gigantesque, mal digérée, où la petite histoire croisait la Grande sur le même niveau, il tordait les faits pour qu’ils entrent dans le moule de sa démonstration.