Armand suite, à un séjour hallucinant dans une planque de la GP pleine d’odeurs mêlées, le rance des corps non lavés, le fade des chaussettes et l’âcre du tabac froid, où, sous la poigne inflexible de Victor, les frelons avaient dû, les uns après les autres, faire leur autocritique, se portait candidat pour changer de bord. Les ordures du SAC pesaient bien plus lourd que tous ces brillants intellectuels, où supposés tels, qui se complaisaient dans l’autoflagellation, en redemandaient, ânonnaient une langue de bois digne du Petit Livre Rouge de Mao mais en plus terne. Dans la bande, le seul qui se marrait, c’était l’enfoiré de Gustave qui en rajoutait dans le sadisme. Lui qui, avec Armand, représentait les vrais prolos dans le premier cercle, tout en s’empiffrant comme un chancre et en engloutissant des litres de Valstar au goulot, jouait au gardien de l’orthodoxie de la ligne de la GP. Dans ce cénacle de petits bureaucrates asservis, où tout procédait de la parole d’un seul individu, la vieille fiotte de Gustave pouvait tout se permettre, même de pisser sur la tête d’un type, dont je tairai le nom, depuis il s’est rangé dans l’édition, qui avait osé avouer, en s’excusant platement, que la ligne politique du dernier tract distribué porte Zola à Renault Billancourt, lui semblait en contradiction avec ce que Victor avait déclaré la semaine précédente. Gustave avait bramé. S’était relevé péniblement tout en se débraguettant. Son gros vis mollasson serré entre ses doigts gluants de l’huile des frites qu’il avait acheté au bistrot d’en face, il était venu se placer à l’à pic du pauvre bougre assis en tailleur à même le plancher. « Toi mon petit con faut que je te baptise pour que t’arrêtes de dire des conneries sur le Chef… » Personne n’avait moufté, sauf Armand qui s’était contenté, lors d’une défécation de Gustave, de le menacer de lui faire bouffer ses étrons s’il lui revenait à l’idée de recommencer.
La mémoire de cette époque n’a retenu que quelques images : Jean-Paul Sartre et quelques intellectuels embarqués dans un panier salade à l’occasion de la vente d’exemplaires de La Cause du peuple, saisie par le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, des photographies de « guérilla urbaine » au Quartier Latin le 27 mai 1970, le jour du procès de deux directeurs de La Cause du peuple, Jean-Pierre Le Dantec et Michel Le Bris, le philosophe juché sur un bidon à Boulogne-Billancourt pour haranguer les ouvriers de chez Renault à l’occasion du procès d’Alain Geismar. Cette sélection mémorielle oriente vers une interprétation de ces épisodes de manifestations et de contestations en termes de délits de presse, de répression de la liberté d’expression. Ce serait une lecture fort réductrice puisqu’elle occulterait la nature de l’affrontement entre le pouvoir en place et une fraction de l’extrême gauche, principalement maoïste et incarnée dans deux organisations de cette obédience, la Gauche Prolétarienne et Vive la Révolution.
Le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin imaginait qu’il y avait un complot international extrémiste pour déstabiliser le régime et il s’efforçait de réprimer les actions et la propagande des plus radicaux. La Gauche Prolétarienne multipliait les actions violentes et les proclamations incendiaires. Le livre d’Alain Geismar, Serge July et Erlyn Morane, Vers la guerre civile, publié en 1969, s’efforçait de théoriser cet affrontement entre les « nouveaux partisans » et l’Etat, la « nouvelle résistance populaire » face à la bourgeoisie. La thèse de Jean-Paul Étienne, La Gauche prolétarienne (1968-1973) : illégalisme révolutionnaire et justice populaire, soutenue en 2003, aborde clairement la nature de l’affrontement qui caractérisa ces années-là. Gérard Miller dans Minoritaire (Stock, 2001) revint sur le sens des actions menées par les maoïstes de la Gauche Prolétarienne : « […] nous avions un faible pour les actions symboliques. Pour les actions qui tentaient d’imposer leur propre grille de lecture et dont nos adversaires pouvaient plus difficilement dénaturer l’intention louable qui les avait inspirées. […] L’action symbolique était une action de commando, qui essayait d’être son propre mass media. Nous avions le sens de la publicité ! »