Le père de Marie, le grand homme, la coqueluche des galeristes newyorkais, l’éphémère beau-père, de Benoît claquait des doigts, sans un mot, pour congédier son petit monde froufroutant. La volaille s’éclipsait alors qu’il se rhabillait tout sourire. Surprise par la tournure prise par les évènements, Yvonne le Bellec, plantée face à eux deux, le magnum de champagne niché de ses bras, hésitait sur la conduite à tenir. Prévenant Benoît la libérait de son précieux fardeau tout en lui brossant un rapide tableau de la situation. Sa brève histoire lui plaisait et, lorsque le grand homme ce fut resapé il prenait Benoît par le bras en lui disant : « Je t’emmène au Harry’s Bar… » Au dehors la place des Vosges baignait dans un halo de ouate rouge tendre. Soudain Benoît se récriait « Chloé ! Je ne peux pas la laisser tomber comme une vieille chaussette…
- La fille de cette vieille maquerelle de Rainieri. Tu as vraiment bon goût mon garçon !
- Vous la connaissez ?
- Oui, je l’ai croisée en compagnie de sa mère à un vernissage. Beau brin de fille, pas pétroleuse pour deux sous en dépit de ses liaisons avec les guignols de la Gauche Prolétarienne…
- Comment êtes-vous au courant de tout ça ?
- Mes vieux réseaux de la Résistance, tout se sait mon garçon. La Gauche Prolétarienne est un gruyère de fils de bourgeois infiltré par tous les trous…
- À qui le dites-vous !
Au Harry’s bar ils burent beaucoup, de la stout bien épaisse, costaud, à mâcher comme de la soupe de pois cassés. Benoît mit le grand homme au parfum de l’opération double chevron. Chloé dormait sur l’épaule de Benoît. « Mon petit Benoît nous allons leur pourrir la vie un maximum. J’adore la grande Claude Pompe, elle a de la classe mais, de Gaulle parti, son gros Georges, en bon banquier louis-philippard, va ouvrir les vannes et les affairistes vont sortir leurs groins du marigot et, crois-moi, ils vont se goinfrer. Marcellin est comme Hoover, c’est un obsédé du complot, une raclure pétainiste, les « enragés » ne sont que des fils de famille qui jettent leur gourme en jouant aux révolutionnaires. Crois-moi Benoît, sans l’épreuve du feu, les combats verbeux ne sont que des discours romantiques. À l’arrivée, les plus mauvais feront de la politique, les plus astucieux du blé et les plus cons finiront sans doute à Clairvaux. Puisque ton choix c’est de flamber ta vie moi je vais te fournir le carburant : mon fric. Nous avons aimé la même personne mon grand et nous allons lui offrir le feu d’artifice du siècle. Avec cette grande seringue tu vas former un couple d’enfer… »
Le président Pompe se méfiait, à juste raison d’ailleurs, l’affaire Markovic le démontrera, des « demi-soldes » du SAC où se mêlaient, autour du noyau dur de la diaspora corse, d’authentiques héros de la Résistance et de vrais truands. Comme l’heure n’était plus aux combats de l’ombre contre les « soldats perdus » de l’OAS ou à la défense de la Vème menacée, alors Pompidou avait demandé à Marcellin de débarrasser le SAC des éléments les plus douteux. Tâche malaisée car ce petit monde de reitres désœuvrés, naviguant en marge de la légalité, vivant d’expédients, cultivait un sentiment de toute puissance, au nom des services rendus au Général, et pensait que leur impunité ne saurait être remise en cause. La cellule « MR », Mouvements Révolutionnaires, créée au sein de la DST par le Fouché du Morbihan, dont dépendaient Armand et Benoît, allait, par le biais d’une de ses recrues les plus prometteuses, en provenance de Lorient, un « pistonné », jouer un rôle actif dans l’infiltration du SAC.
L’irruption du père de Marie, familier de Claude, l’épouse du président Pompe, et gros poisson des réseaux gaullistes de la Résistance, le fugace « beau-père » de Benoît, l’inséra avec un savoir-faire remarquable dans les filières où l’on ne vous pose pas de questions lorsqu’on est adoubé par un référent de cette dimension. Pour la première fois, depuis la disparition de Marie, Benoît retrouvait foi en sa destinée. Bien sûr ce n’était plus pour lui le bel avenir de ma jeunesse : la résistible montée vers les sommets, la griserie du pouvoir, le grand amour, qu’il avait en ligne de mire mais, de nouveau, même si ça peut paraître étrange et paradoxal alors qu’il pataugeait plus encore dans les égouts de la République, de nouveaux repères balisaient sa route et il se sentait rasséréné, optimiste même. Lorsqu’ils étaient sortis du Harry’s Bar, en dépit de leurs protestations, il les avait ramené chez lui. En ouvrant la porte de son appartement il avait dit à Benoît « Tu es ici chez toi ». Chloé et le grand homme passèrent le restant de la nuit à converser sous la verrière de son grand atelier. Benoît s’effondrai d’un bloc, tout habillé, sur le grand lit où il avait dormi avec Marie.