C’est drôle, je suis monté à Paris pour la première fois en 1965 avec mon vieux pote Dominique en remontant de l’Yonne où nous avions fait moniteurs, en toute illégalité vu notre âge, dans une colonie de vacances des Vendéens de Paris. Nous avions logé dans un hôtel miteux de la porte de Saint-Ouen.
Nous sommes allés aux Halles mais des sous nous n’en avions pas beaucoup alors nous n’avons pu nous offrir une soupe à l’oignon au Pied de Cochon.
Les deux extraits qui suivent me rajeunissent sans pour autant raviver ma mémoire de ce bref séjour à Paris. À cette époque-là je ne me doutais pas que j’allais y passer l’essentiel de ma vie.
« La dernière solution c’était l’alcool, que l’on pouvait d’ailleurs combiner avec les autres solutions, boire en lisant, boire en écoutant de la musique, boire en rentrant du cinéma ou de chez une putain au regard triste, c’était la solution capable de tout résoudre quand la solitude lui devenait trop pesante. Ayant renoncé au whisky après trop de cuites abrutissantes à New-York, Ferguson était passé au vin rouge, dont il avait fait son remède préféré, et avec un litre de vin ordinaire au prix dérisoire de un franc dans une des épiceries du voisinage proche de ses cantines habituelles (vingt cents pour la bouteille nue sans étiquette dans les épiceries disséminées dans le 6e arrondissement), Ferguson avait toujours une ou deux de ces bouteilles en réserve dans sa chambre, et chaque nuit, qu’il sorte ou reste chez lui, le vin rouge à un franc le litre était un baume très efficace pour l’induire en somnolence et le plonger finalement dans le sommeil, même si ces mauvais crus anonymes pouvaient lui taper sur le système, et s’il s’éveillait souvent le matin avec la courante ou dans les vapes avec une bonne migraine. »
« En moyenne il dînait seul avec Vivian à la maison une ou deux fois par semaine, de la cuisine traditionnelle d’hiver comme le pot-au-feu, le cassoulet, le bœuf bourguignon, préparés et servis par Célestine qui n’avait ni mari ni famille à Paris et était toujours disponible pour venir en renfort quand on avait besoin d’elle, des plats si délicieux que Ferguson, toujours affamé, ne pouvait résister à la tentation d’en reprendre une fois ou même deux fois… »
La rue Coquillière, devant le célèbre restaurant "Au Pied de Cochon", vers 1955. Une photo de Janine Niépce.
« … tout le groupe de quatre, cinq, six ou sept personnes poussa jusqu’aux Halles pour déguster une soupe à l’oignon au Pied de Cochon, un restaurant bondé d’habitués à une, deux ou trois heures du matin, où les soi-disant artistes raffinés et les noctambules qui faisaient la fête se retrouvaient à la même table pendant que les prostituées du quartier prenaient des ballons de rouge au bar, à côté des bouchers dans leur blouse et leur tablier taché de sang, un mélange de différences si radicales et d’improbable harmonie que Ferguson de demandait si une telle scène pouvait se produire ailleurs dans le monde. »
Paul Auster 4321 page 657 et 661