Assise à même le sol Chloé tirait sur sa petite bouiffe, ses yeux pailletés d’or souriaient l’air de dire : toi aussi mon beau légionnaire tu bouffes à beaucoup de râteliers. Pourquoi la détromper : « La mayonnaise prend ma grande, on va se payer une tranche de bordel intense qui va plaire au père Pompe. Foutre la trouille au bon peuple c’est niquer les cocos et les socialos. Mais pour cela il faut tenir les deux bouts des cordelettes des marionnettes. Bon, on y retourne ou on rentre à Paris ? »
- On peut se mettre des brassards de la Croix Rouge pendant que tu y es mon légionnaire. Laisse-les se démerder ces cons, ils n’ont que ce qu’ils aiment : jouer aux martyrs. Franchement, envahir une usine pour hisser le drapeau rouge, barbouiller le monument de Lefaucheux d’un truc du genre : « vengeons Gilles Tautin », donner des coups de pieds dans les couilles de la maîtrise, casser des dents, manier le manche de pioche sur le dos des permanents CGT, ça ressemble à quoi ? À que dalle ! Ça les fait bander ces cons. Un petit séjour dans les geôles du pouvoir leur fera du bien et, crois-moi, beaucoup d’entre eux commencent déjà à faire sous eux. Viens on va s’offrir du bon temps…
- T’es sûre ?
- Ne fais pas l’enfant chœur mon salaud. T’en as rien à cirer de ces branleurs.
Collée à elle sur le biplace de la Norton Benoît se laissait aller à être heureux en se grisant de la morsure de l’air tiède de ce 17 juin 1969.
Chloé, après avoir traversé à vive allure la forêt de St Germain, effacé des contrées idylliques telles que Houilles, Bezons, Colombes, sans jamais enfreindre le code de la route, les fit entrer dans Paris par la Porte d’Asnières. Benoît qui l’avait pris, de prime abord, pour une évaporée déjantée, constatait qu’elle se révélait organisée, pleine de sang-froid et surtout très consciente des limites du combat révolutionnaire des zozos de la GP. Armand allait être ravi de sa liberté retrouvée, concédée par Marcellin, qui leur ouvrait de nouvelles perspectives ; l’important était d’être disponible pour saisir les meilleures opportunités qui ne manqueraient pas de s’offrir. Pour l’heure Benoît se retrouvait dans sa position favorite : pris en main par une fille border line. Paris, en cette fin d’après-midi, commençait à déglutir ses banlieusards. Telles des fourmis tout ce petit monde des bureaux, en paquets serrés, front bas, regards fermés, se jetait dans les bouches de métro pour gagner les gares de triage. Sans vouloir jouer les sociologues de bazar, Benoît ne pouvait s’empêcher de penser que c’était eux qui comptaient, que c’était eux qui pesaient, que c’était sur eux que reposaient les contours flous d’une France qui n’avait plus rien à voir ni avec celle des paysans, ni avec celle des ouvriers. Le combat de Flins était aussi imbécile qu’inutile. Les frelons de la GP étaient inaudibles, à côté de la plaque, les derniers rejetons dévoyés des grandes croyances du XXe siècle. Tous les angles, les aspérités, le dur se floutaient, les frontières s’effaçaient, le plus grand nombre n’aspirait plus qu’à la bagnole, au week-end, au confort d’un pavillon de banlieue.
Les beaux quartiers résidentiels semblent toujours hors la vie, lisses, indemnes du grouillement, de la promiscuité, vides de tout. Ils enfilaient les rues paisibles et cossues du Triangle d’or, La Norton, à bas régime, crachotait des sons étouffés. Chloé les conduisaient chez l’une de ses copines anglaises, Ossie, qui l’approvisionnait en denrées diverses : fringues et pompes de Carnaby Street, de King’s Road, fragrances exotiques, vinyles des Stones, substances illicites en provenance d’Amsterdam. Place du Maréchal Juin, ils virent passer une colonne de camions de la gendarmerie mobile qui devait sans doute filer sur le théâtre des opérations.