L’essaim bourdonnait. Benoît et Armand croisaient dans le hall de Louis le Grand l’un des meneurs de la GP des khâgneux, Guy Lardeux, drapé dans son long manteau de cuir noir battant les talons de ses lourdes bottes. Le louangeur de Béria, se la jouait Guépéou avec un zeste de dandysme canaille en se trimballant en permanence avec une canne gourdin : son instrument de travail pour casser du facho, tout particulièrement les fafs d’Occident. Leur allergie viscérale pour les apprentis bolchevicks, ceux qui n’avaient pas mouftés lorsque les chenilles des chars des pays frères écrasaient le printemps de Prague, les poussait à aller lui taper sur l’épaule pour lui montrer les mains d’Armand bousillées par la tôle Citroën et le traiter de petit branleur. Bien sûr, ils s’abstinrent, mais tout en grillant une cigarette, ils étaient en avance, ils ne pouvaient s’empêcher de penser à Pierre Clémenti. Le Pierre Clémenti de Belle de Jour, avec sa gueule cassée, ses ratiches d’acier, ses chaussettes trouées et sa dégaine de petite frappe. Lui, au moins, dans la chambre minable du HBM, où Catherine Deneuve, grande bourgeoise en mal de souillure, venait faire des passes, il collait bien à son personnage. L’habitait.
Benoît lui devait ses premiers phantasmes. Au Modern, en mai 1967, sur le remblai des Sables d’Olonne, lorsqu’il sortait de la projection de « Belle de Jour », un trouble profond le taraudait, et le bas-ventre, et la tête. En dépit de la faiblesse de son argent de poche il s’offrait une nouvelle séance. Pour la première fois de sa vie Benoît découvrait les délices vénéneux d’une forme étrange de fornication. Là, sous ses yeux, Deneuve-Séverine, s’humiliait, quémandait, suppliait, atteignait l’extase sous les coups de boutoir d’un petit voyou minable. La couche vulgaire de la maison de passe d’Anaïs en rupture avec le charme discret des lits jumeaux du domicile conjugal, où Deneuve-Séverine se refusait au beau Jean Sorel son mari, l’attirait comme un aimant. Les femmes étaient-elles ainsi faites ? Double : épouse et amante, leur fallait-il, pour atteindre les sommets, l’abandon absolu, un mari intelligent, brillant, promis à un bel avenir et, dans la fange, le stupre, le foutre d’une racaille sans envergure ? La face cachée de l’amour physique, sa part bestiale faite de slip arraché, de violence partagée, sabbat de chair, volupté suprême : le sourire extatique de Deneuve-Séverine le déchirait.
Comme l’écrivait d’une main, avec gourmandise, ce vieux pédéraste de Mao, en fouinant de l’autre dans la petite culotte des petites filles en fleurs : « Feu sur le quartier général » : 炮 打司令部──我的一张大字报 pào sīlìngbù zhāng. Dans le nid de frelons la tête de Benoît grésillait, une envie cataclysmique de se vautrer dans le lit d’une grande bourgeoise le consumait. Son pote Armand, à ses côtés, se gondolait. Lui qui se fadait tout ce gris sur gris de l’atelier 86 rythmé par le lancinant déroulé de la chaîne s’ajoutant au plomb de ses reins cassés, au gras de la tambouille de la cantine, aux brimades des petits chefs, à l’infinie résignation de ses compagnons de galère, sortait par tous les pores de ma peau. Suintait. Puait. Alors oui, feu sur le quartier général ! Il leur fallait reprendre l’initiative. Sortir de la nasse. En clair, devenir des agents double. Trahir tout le monde. S’installer à leur compte. Tirer parti de la situation. Jouir sans entrave comme les murs de la Sorbonne le proclamaient. Comme l’actionnaire majoritaire de notre petite entreprise était ce paranoïaque de Marcellin, nous allions le gaver de dividendes. Lui servir la soupe qu’il espérait : la main du KGB via Georges Habache et le FPLP, celle vérolée du Mossad pour les attaques de banque et, bien sûr, cerise sur le gâteau, celle tentaculaire et omniprésente de la CIA qui, pour l’attentat de la Piazza Fontana à Milan, charge l’extrême-gauche qui a le dos si large. Restait à convaincre les adorateurs des larges masses de marner pour leur compte au moindre coût. La voie s’avérait étroite.