Ceux qui n’ont pas vécu l’effervescence échevelée du mois de mai 68 ne peuvent pas comprendre l’étrange état, mélange de frustration, de manque, d’envie de repasser les plats, dans lequel se sont retrouvés certains lycéens qui avaient dû se contenter, dans leur bahut de province, du rôle de spectateur de la chienlit chère au vieux général. Beaucoup d’entre eux avaient bien sûr organisé des répliques, des poussées d’acné juvénile, de la contestation contre la machine à ingurgiter, mais ce n’était que des ersatz. Alors, ceux d’entre eux qui étaient monté à Paris pour entrer en Prépa, avaient élevé les évènements au rang d’un mythe fondateur. Ils ne touchaient plus terre. Ils ne voulaient pas descendre de leur petit nuage. Ce coitus interruptus, fin prématurée de la grande fête de printemps, les plongeaient dans une forme avancée de fouteurs de merde professionnels. L’ordre régnait à nouveau mais la sève vive de ces jeunes pousses, à la tête bien faite, ne demandait qu’à gicler. Et elle giclait : du règlement intérieur tatillon, avec ses contrôles, ses justifications d’absence, du cérémonial des mandarins, du folklore poussiéreux de Louis-le-Grand, ils font table rase. Le tout est possible est autoproclamé. C’est le règne du bon vouloir d’une poignée de trublions. La hiérarchie s’écrase. S’incline. Se couche. La spirale du bordel s’installait.
Armand et Benoît débarquèrent dans ce happening permanent, où ce pauvre Lagarde, le coéquipier de Michard, connu de tous les potaches de France et de Navarre pour ses manuels de littérature, tête de turc n°1, harcelé, bousculé lors d’un concours blanc, débordé, s’écroula victime d’une crise cardiaque dans l’indifférence générale. La Cause du Peuple, le grand organe révolutionnaire, osera écrire «Lagarde meurt mais ne se rend pas » ; en l’occurrence l’imbécile réactionnaire pique sa crise cardiaque. Et, alors que l’administration, les réformistes et les révisos s’empressent autour de la sommité académique à terre, le camp antiautoritaire continue son action ; pourquoi s’arrêter pour une autorité académique ? Peu nous importe le sort d’un pauvre type, du moment qu’il cesse de répandre ses insanités ! » Ce n’est pas du karcher mais du lance-flammes. Féroces les tigres de papier, adeptes de l’eugénisme « intellectuel », ils règnent sans partage sur « Base Grand ». Tout le monde s’écrase, le proviseur et le censeur sont aux abonnés absents, les surgés ne voient et n’entendent rien, alors les insurgés s’enhardissent, libèrent le « jardin privé » du proviseur, le portrait du Grand Timonier orne le monument aux morts.
Le soir du rendez-vous avec les chefs du groupe Action de la GP, la cellule « gépéiste » de « Base Grand se réunissait. L’ambiance était électrique car la semaine précédente, à l’issue de la projection de l’Orient rouge, opéra socialiste-réaliste à la sauce aigre-douce chinoise du Grand Timonier, où, bien sûr, les larges masses paysannes triomphaient des affreux contre-révolutionnaires, les « nouveaux enragés » s’étaient payés le luxe d’envahir la salle voisine où se tenait une réunion d’une association de parents d’élèves « réac ». Bombages des visons de ces dames, croix gammées sur les murs, horions divers et variés : pourris, bourgeois décadent, crises de nerfs, en dépit de la position minoritaire des larges masses étudiantes les mâles bourgeois décadents laissaient les gardes rouges humilier leurs dignes épouses. En dépit du caractère minable, honteux, de cette action, les « partisans » de « Base Grand » sont donnés en modèle. Portés au pinacle de la Révolution prolétarienne. Benoît en entrant dans le hall du vénérable lycée, avec son jean et son perfecto, eut l’impression de pénétrer sur la scène d’un théâtre d’avant-garde où les acteurs singent le réalisme en se fagotant de guenilles et sur-jouent pour persuader le public de leur engagement extrême à la cause des masses opprimées. Les larges masses de la cellule « gépéiste » de « Base Grand », comme me l’avait dit cette ordure de Gustave, n’étaient qu’un ramassis de petits frelons : des impuissants dangereux.