Le grand Armand Boutolleau lorsqu’il aperçut Benoît se précipita vers lui, l’enserra très fort dans ses bras. « Putain que je suis heureux que tu sois là ! Je finis mon service dans un quart d’heure, nous allons aller manger des huîtres au Wepler… » Ils s’installèrent à une table isolée, commandèrent une bouteille de Muscadet pour accompagner leurs fines de Claire. Armand, d’ordinaire jovial, semblait préoccupé, il pétrissait ses grandes mains, se tortillait sur la banquette en skaï rouge. « T’as des soucis l’ami ? » s’enquit Benoît. « Plutôt de gros emmerdes, le genre dont tu ne peux de sortir que le cul sale… »
- Allez, vide ton sac !
« C’est un peu compliqué mais je vais faire simple. Pendant le raout de la rue Gay-Lussac, comme je te l’ai dit avec ma Violette et ses camarades, une chouette nana de la Sorbonne, une tête mon Benoît et pas que, on s'était réfugié dans un hôtel, on s’était installés dans les chambres aux étages pour pas que les bourrins flairent notre présence. Avec Violette qu’était chaude bouillante on s’en est payé une bonne tranche. Je ne te raconte pas ! Bref, quand tout s’est calmé on s’est tiré discrètement. Je ne suis pas allé bosser, j’me suis fait porté pâle grâce au père de Violette qu’est toubib. Tout allait comme sur des roulettes, on était de tous les bons coups. Quand le soufflé est retombé j’ai repris le turbin avec pas beaucoup d’entrain. Et puis, un matin deux mecs en civil qu’avaient des gueules de flics, et c’était des flics, des gars des RG, se sont pointés à mon boulot. Ils m’ont mis sous le nez ma carte d’identité. Je savais que je l’avais perdu, sauf que je ne savais pas que c’était en baisant Violette à l’hôtel de la rue Gay Lussac. Tu vois le travail mon Benoît. Le propriétaire de l’hôtel avait porté plainte pour les dégâts que nous avions faits dans sa Taule. La douloureuse était lourde et comme j’étais le seul identifié c’est moi qui allais morfler. Putain quel con j’étais ! Les deux gars se marraient. « Nous on n’en rien à foutre de l’hôtelier, si tu acceptes notre marché tu ne seras pas mis en cause… » Benoît ça sentait mauvais mais j’étais coincé comme un rat. Je n’avais pas le choix. J’ai accepté… »
- T’as accepté quoi Armand ?
- D’infiltrer la Gauche Prolétarienne !
Armand tendait à Benoît une note blanche, rédigée par les fins limiers des RG. Affligeant ! C'était un ramassis de lieux communs, où l'on trouvait tout et son contraire, alarmiste tout en soulignant l'absence de réel passage à l'acte, torchée dans une langue de béton par de vieux routiers de l'anticommunisme primaire habitués au format immuable des cellules du PC et des sections de la CGT, qui accolaient à la Gauche Prolétarienne le label d'organisation paramilitaire alors que le premier abruti venu savait qu'en dépit de ces appels à l'insurrection populaire, la poignée de jeunes bourgeois exaltés, épaulés par deux pointures en mal de point de chute, Geismar l'un des boss de 68 connu du grand public qui veut se fondre dans le gris des opprimés, et le tout en os déjà opportuniste July, dit « l'italien » au temps de l'UJC, se saoulait de palabres échevelés et débitait à la chaîne des tracts incendiaires distribués au petit matin aux portes des usines pour finir leur courte vie dans la merde des caniveaux.
Mai, le printemps de la parole, des discours enflammés, des rêves fous, des slogans libertaires, des affiches provocatrices, se figeait dans le plomb groupusculaire. La masse des insurgés, les joyeux dépaveurs casqués, bien vaccinés contre la dictature des encartés, des porteurs de certitude, fondait sous le soleil des plages aux côtés des Français de la France profonde qui se remettaient de leur grande trouille. Même les évènements de Prague, le cliquetis des chenilles des chars des pays frères, ne les avaient pas tirés de leur léthargie bronzifaire. Ceux qui restaient, le noyau dur des militants professionnels absorbés par leurs psychodrames internes, s'enfouissaient afin de préparer leur longue marche. L'ordre régnait à nouveau, pesant. La Vermeersch démissionnait du Comité Central du PC pour protester contre les réserves émises, par ce brave plouc de Waldeck Rochet, au coup de force de Prague ; une stal de moins mais déjà la trogne noiraude de l'immonde Marchais pointait son groin dans le paysage dévasté de la gauche française. Féroces, les irréductibles jetaient le « caïman » de la rue d'Ulm aux chiens : « Althusser à rien ! » « Althusser pas le peuple ! ». De Gaulle exhortait les Français : « Portons donc en terre les diables qui nous ont tourmentés pendant l'année qui s'achève ». Les socialos cliniquement morts, les PSU en voie de fractionnement nucléaire, les Troskos pathologiquement sectaires, les révisos marxistes-léninistes hachés menus et en décomposition avancée, laissaient le champ libre aux purs révolutionnaires.