Au bar de la Vieille Forge les derniers soiffards, avachis et l’œil vitreux, auréolés de fumée bleue, descendaient sans grand enthousiasme des Picon bière. L’intrusion de Chloé en réanimait quelques-uns qui émirent des petits sifflements de satisfaction. Derrière son bar, le patron, un gros type aux cheveux plats et gras, avec une moustache balai de chiottes, plus bougnat que bougnat, la saluait avec la forme de déférence lasse qu’on applique aux habituées. Au bout du zinc, un énorme rouquin hirsute qui tétait une pipe éteinte ricanait dans sa barbe de barde en toisant Benoît de son regard torve : « Faudra que tu la consommes avec les doigts, mec, chez ces grandes poulettes y’a que les os à sucer… » Chloé l’ignorait avec superbe en allant se jucher sur un tabouret tout près de lui. Benoît la rejoignait. Elle commandait deux demis. Le gros rotait. Chloé se roulait une cigarette, l’allumait avec un Zippo. Le gros pétait. Ça schlinguait. « Je suis qu’elle n’a pas de culotte c’te grande salope ! » Chloé se déployait. Planté face au gros, d’un geste vif elle lui empoignait les couilles « Les mecs je peux vous dire que cette merde puante lui n’a pas besoin de calbar car il n’a rien à mettre dedans. Chez lui y’a rien à sucer je vous assure… » Le gros bramait, se rebiffait. Benoît s’interposait. Le patron grondait : « On se calme… » Vacillant sur ses pattes courtes le bûcheron gueulait qu’il allait en faire du petit bois de cette pétasse. Les soiffards se marraient. Chloé remontée sur son tabouret s’envoyait son demi comme si de rien n’était. Benoît jouait au médiateur.
- Patron servez un Picon Bière à ce gentleman, un double, pour qu’il se remette de ses émotions.
L’hirsute stoppé net dans son élan le contemplait comme s’il venait de se faire traiter de pédé par un compagnon de beuverie. Chloé pouffait dans son bock. Les soiffards s’esclaffaient, prenaient le parti de Benoît qui poussait son avantage : « Tu ne vas quand même pas nous faire tout un cinoche parce qu’une gonzesse t’as tripoté les burnes mec ! Y’en a qui paye pour ça. Et puis, merde, t’as poussé le bouchon un peu loin avec la demoiselle. Si j’étais corse et si j’étais son frère je te demanderais réparation… » Le gros le regardait, bouche ouverte, débiter ce qu’il devait estimer être des vannes débiles. Chloé tendait son bock à Benoît « Bois mon beau légionnaire ! » Le patron servait le double Picon Bière du gros qui prenait soudain conscience de son extrême solitude dans un milieu qui, sans lui être hostile, le rejetait. En grommelant il battait en retraite. Benoît pensait qu’avec Gustave, comme saligauds, ils feraient une belle paire.
Chloé menait le bal. Ça plaisait à Benoît qui adorait se faire trimbaler. Après trois bocks elle décrétait qu’il était temps d’aller chez elle. Lui avait envie de pisser. Le gros tétait toujours sa pipe éteinte en remâchant sans doute sa vengeance avortée. Chloé décrétait qu’il n’avait qu’à pisser dehors et, suivant une jurisprudence récente, le tirait par le bras au dehors. « On y va comment chez toi ?
- Avec ma tire.
- T’as une bagnole…
- C’est celle de ma mère.
- Elle te prête sa voiture ta mère.
- Non je la prends.
- Faut que je pisse !
- Te gêne pas beau Légionnaire. Soulages toi !
- Je n’aime pas pisser dans la rue.
- Alors pisse dans une bouteille…
Elle joignait le geste à la parole et lui tendait une bouteille de champagne vide qu’elle venait de ramasser dans une poubelle pleine de boutanches. Et Benoît pissait dans une bouteille de cordon Rouge en contemplant les hauts murs de la Sorbonne. Chloé se marrait et commentait. Bien évidemment elle ironisait sur sa mousse.