À Nantes, à la bascule des années 60, le quai de la Fosse avec ses anciens beuglants pour marins en mal d'amour de passage, comme le quartier de Pigalle à Paris, sentait le stupre. L'imagerie populaire mêlait les bas résilles des filles de joie, les ombres de types louches, les lumières tamisées de bars enfumés, toute une faune interlope en marge du corset des biens pensants. Pour le provincial en goguette et le bourgeois nantais c'était le quai de la Fesse. Les étudiants y venaient parfois finir leurs soirées. Benoît n'avait jamais pratiqué l'amour tarifé mais il aimait bien tailler une bavette avec les filles, surtout lorsque il était pompette. Dans la lumière jaune des lampadaires, les grues du port ressemblaient à des squelettes noircis. L'air marin remontant le fleuve le revigorait, ses idées noires se teintaient de sang, du rouge, de l'incandescent, une sale envie de se laisser-aller, d'être un enfant de salaud.
La boîte affichait « strip-tease permanent » et, en effet, une fois la porte poussée, sur un fond musical sirupeux, Benoît découvrait sur la scène une gamine malingre avec des seins œufs aux plats, des canes de serin, des hanches en porte-manteaux, qui se trémoussait en asticotant son entrecuisse avec son soutien-gorge. Le public clairsemé, quelques voyageurs de commerce en costume-cravate, une poignée de messieurs propres sur eux, des petits maquereaux caricatures de petits maquereaux et un petit vieux tout racorni, s'ennuyait ferme sur des banquettes recouvertes d'un tissu pelucheux orange. Des filles fatiguées, en bas résilles et bustiers noirs, tentaient d'activer la consommation. Posées sur les tables, des lampes chapeautées de crinolines diffusaient une lumière rougeâtre. La barmaid, qui semblait être la patronne, une poufiasse grasse et blondasse, le toisait de ses yeux globuleux tout charbonneux. Tout était à chier, surtout la musique, Benoît alla s’installer dans une sorte de niche demi-circulaire éclairée par une lampe sur pied, une Betty Boop rousse et sensuelle. Derrière son bar la patronne s'affairait mais manifestement Benoît l'intriguait, il n’était pas raccord avec la chalandise habituelle. N'y tenant plus la taulière, perchée sur des talons aiguilles vertigineux, fondait sur lui en ballotant du cul. «Mon bichon je te sers quoi ?»
- Une vraie bière d’abbaye avec un shot de gin !
- Je n’ai pas ça en magasin mon gars !
- D’abord je ne suis pas votre gars, nous n’avons pas gardé les vaches ensemble. Qu’est-ce que vous avez de convenable à boire dans votre bouiboui ?
- Soyez poli, la maison est convenable…
- Arrêtez votre char, en dehors des mauvais roteux que vos filles fourguent à votre respectable clientèle, vous avez quoi comme bon champagne ?
- Du Cordon Rouge…
- Alors va pour le Mumm…
- Une bouteille ?
- Oui et une brosse à dents, j’ai l’haleine chargée…
La matrone le fusillait du regard et voltait avec une rage qui lui faisait frémir son arrière-train de vache limousine.
Sur la scène de poche, la petite, qui en avait fini avec son effeuillage, se dandinait en croisant les bras sur sa maigre poitrine. Elle quémandait des applaudissements qui ne venaient pas. Benoît la trouvait pathétique. Debout il claqua des mains au-dessus de sa tête en gueulant « Bravo ». D'abord surpris les VRP en goguette se mirent à frapper du plat des mains sur les tables. Ravie la petite envoyait des baisers à la cantonade. Le vieux tout sec braillait d'une voix de fausset « Enlève ta culotte ! » et le reste de l'assistance, émoustillé, se mettait à scander «La culotte, la culotte, la culotte... » Tambourinant sur le bois des tables leurs grosses chevalières crépitaient. Décontenancée, la petite quêtait l'approbation de la taulière. Benoît enjambait la table, en quelques enjambées il se hissait prestement sur l'estrade. La petite, déjà mal assurée sur ses hauts talons, eut un mouvement de recul qui faillit l'envoyer à la renverse. Benoît la retint par le poignet. Ses faux-cils, lourds et charbonneux, papillotaient. Dans la salle, les braillards interloqués se taisaient. La petite frissonnait. Lui arracher son bout de culotte eut été une ignominie. Pour la rassurer, très paternel, Benoît posait son bras gauche sur ses épaules glacées et, tel un bateleur de foire, il imposait le silence. Dans la salle les mecs n'en pouvaient plus. Il s’attendait à ce que Benoît passe à l’acte. « Vous n’êtes que des porcs ! ». Il tirait la petite vers la coulisse. Une bronca les salua. La mère maquerelle vint les rejoindre. Elle posait son gros cul sur une banquette en soupirant « Vous me manquez pas d'air mon garçon... »