Ce lundi-là, le père de Marie, ce cher maître, annonçait par téléphone son arrivée sur l'île pour le lendemain. Branle-bas de combat pour Marie, il lui fallait mettre la villa en ordre de marche. Bien sûr, il ne venait pas seul, une cour de beaux jeunes gens l'accompagnait. Pendant toute la journée Marie vaqua. Le soir venu, Benoît allait la chercher pour que dîner à la Ferme des 3 Moulins. La pauvre était fourbue. Pour lui redonner des forces Benoît cuisina des spaghettis à la carbonara. Marie tombait de sommeil. Comme elle devait rentrer à la villa Benoît lui proposa de la raccompagner. « Non, non me répondait-elle, je prends le solex, ça m'oxygènera et toi tu dois attendre le coup de fil de Jean... » En effet, celui-ci, qui était toujours sur le continent l'appelait tous les soirs au téléphone aux alentours de minuit. Benoît bougonna que Jean pouvait attendre. Marie lui fit les grands bras « Je suis une grande fille mon amour, les loups garous ne vont pas me manger en chemin. Tu sais bien que si tu n'es pas au bout du fil quand il appellera, grand zig va paniquer... » De mauvaise grâce il céda. Avant qu'elle n'enfourche le mini-solex il la serra fort. La nuit était claire. Le lit grand et froid. Comme ce cher maître refusait d'installer le téléphone dans la villa, Benoît ne pouvait même pas appeler Marie. Le sommeil le précipitait dans une nuit agitée.
Achille tournait en rond, se grattait, lâchait des grognements, plusieurs fois Benoît s’éveilla en sursaut couvert de sueur. Lui qui d’ordinaire dormait comme un bébé alignait des cauchemars atroces. Vers trois heures il se leva, descendit pour aller pisser dans l’herbe de la prairie. L’air était doux. Achille qui l’accompagnait le contemplait d’un air qui lui parut chargé d’angoisse. Benoît balança de se rendre à pied jusqu’à la villa mais il se ravisa en se disant qu’il n’allait pas réveiller Marie au beau milieu de la nuit pour lui faire part de ses angoisses. Il sombra dans un sommeil lourd, avec Achille pelotonné à ses côtes, au petit matin. Marie courrait sur la grève, éclaboussant ses mollets de jets de perles d’eau salée, Achille jappait, sautait, elle riait. On tambourinait à la porte d'entrée. Benoît s’éveillait en sursaut, se levait sur son céans, enfilait son jean et descendait. Il ouvrait, dans l'encadrement l’adjudant de gendarmerie Thouzeau se dandinait en se tordant les mains. « Entrez-donc, qu’est-ce qui vous amène ? » Le militaire lui fit signe de la tête que non. Benoît s’inquiétait. « Jean a fait des conneries ? » D'une voix enrouée l’adjudant lui répondait en baissant les yeux « Il vaut mieux que je vous le dise tout de suite monsieur, elle est morte sur le coup. C'est encore un de ces fichus poivrots... »
Benoît lâcha prise, coupa tous les ponts sans fuir. Sonné, KO debout, il se laissait glisser, comme ça, sans réagir, doucement, les yeux grands ouverts. Ce fut une glissade un peu raide mais toujours contrôlée, bien maîtrisée. Il savait ce qu’il voulait, mourir, mais à petit feu. Son but, aller au bout de son chemin, sans contrarier la nature, en se contentant de contempler sa déchéance. Simple spectateur de sa vie. Emmuré dans le chagrin, ses yeux restaient secs. Pleurer c'était prendre le risque de fendre sa carapace, de s'exposer à la compassion. Pour tenir il devait faire bonne figure. Alors, il allait et venait, affrontant l'intendance qui suit la mort avec le courage ordinaire de ceux qui assument les accidents de la vie. Son masque de douleur muette, souriante même, lui permettait de cacher, qu'à l'intérieur il n'était plus que cendres.
La mort rassemble. Autour de la grande table de Jean, le soir, ils parlaient, parlaient même d'elle. Ils buvaient aussi, le vin délie les langues et allège le coeur. À aucun moment ils étaient tristes. Marie, couchée dans le grand lit de Jean, leur imposait son silence éternel. On prit l’emmurement serein de benoît pour du courage. Aux yeux des autres, ses proches, ses amis, ceux de Marie, ses parents, il était admirable. Non, il était déjà mort. Seul Jean pressentait son délitement intérieur. Il bougonnait, tournait en rond, maudissait le ciel et le pistait comme un vieux chien fidèle. Les mots des autres filaient sur Benoît sans y laisser de traces, On le laissait faire. Avec Jean, ils décidèrent de porter eux-mêmes Marie en terre au cimetière de Port-Joinville. Qu'elle restât sur notre île, sans fleurs ni couronnes, relevait pour nous de la pure évidence. Ça ne se discutait pas. Le maire obtempérait, et c'est dans la C4, au petit matin, avec Achille coincé entre eux deux, ils s’étaient rendus jusqu'au trou béant. De la terre remuée et ce ciel pur, cette boîte en chêne vernis à poignées argentées, un moment Benoît aurait voulu qu'on chantât le Dies Irae. Des mains serrées, quelques pelletées, des baisers, des étreintes, des sanglots étouffés, encore des mots échangés et ils étaient allés au café. Là, Benoît aurait bien voulu pleurer.