La mort rassemble. Autour de la grande table de Jean, le soir, ils parlaient, parlaient même d'elle. Ils buvaient aussi, le vin délie les langues et allège le coeur. À aucun moment ils étaient tristes. Marie, couchée dans le grand lit de Jean, leur imposait son silence éternel. On prit l’emmurement serein de benoît pour du courage. Aux yeux des autres, ses proches, ses amis, ceux de Marie, ses parents, il était admirable. Non, il était déjà mort. Seul Jean pressentait son délitement intérieur. Il bougonnait, tournait en rond, maudissait le ciel et le pistait comme un vieux chien fidèle. Les mots des autres filaient sur Benoît sans y laisser de traces, On le laissait faire. Avec Jean, ils décidèrent de porter eux-mêmes Marie en terre au cimetière de Port-Joinville. Qu'elle restât sur notre île, sans fleurs ni couronnes, relevait pour nous de la pure évidence. Ça ne se discutait pas. Le maire obtempérait, et c'est dans la C4, au petit matin, avec Achille coincé entre eux deux, ils s’étaient rendus jusqu'au trou béant. De la terre remuée et ce ciel pur, cette boîte en chêne vernis à poignées argentées, un moment Benoît aurait voulu qu'on chantât le Dies Irae. Des mains serrées, quelques pelletées, des baisers, des étreintes, des sanglots étouffés, encore des mots échangés et ils étaient allés au café. Là, Benoît aurait bien voulu pleurer.
À son arrivée à Nantes, avec l'argent de Jean, son dû, une poignée de billets fripés – s’il l'avait écouté il lui aurait donné tout le liquide du coffre – Benoît louait une chambre, pour une semaine, dans un hôtel miteux du quai de la Fosse. La patronne, déjà intriguée par sa dégaine de mal rasé et son étrange balluchon, le regardait d'un drôle d'air quand il insista pour payer d'avance en petites coupures. Pour l'amadouer Benoît esquissa un sourire, sa tronche de chien battu devait la rassurer, elle lui tendait une fiche de police qu’il remplissait avec soin. Le parfum de pacotille de la taulière, mêlé au suif de sa peau, épandait des remugles fades, elle lui tendait une grosse clé pendue à une étoile de bronze « la 18 est au premier gauche... » L'escalier recouvert d'un tapis élimé grimpait sec. Les immeubles du quai, étroits et de guingois, empilaient des pièces hautes de plafond, la chambre, qui donnait sur une cour intérieure, n'échappait pas à la règle. Benoît tirait les doubles rideaux jaune pisseux, la lumière les traversait sans peine tant ils étaient élimés. Il s'allongea tout habillé sur le lit recouvert d'un dessus de lit d'un blanc douteux. Le plâtre du plafond, bouffé par le salpêtre, partait par larges plaques en lambeaux. Il pleurait, pleurait doucement, en silence, les yeux rivés sur un petit tableau aux couleurs défraîchies.
Sur la dalle de ciment, avec Jean, ils avaient fixé une petite plaque émaillée – c'est un de leurs amis potier qui l’avait confectionné – sur laquelle était écrit Marie fleur de mai. Quand ils furent tous repartis, au bateau du soir, même le regard implorant de sa maman n'avait pu ébranler la détermination de Benoît. Partir ! Sa survie en dépendait, il voulait vivre dans sa plaie ouverte. Jamais elle ne devait cicatriser. Ne croyez pas que c'était pour se complaire dans le malheur, Benoît n'était pas malheureux, il n'était plus rien. Reprendre le cours d'une vraie vie sans Marie était au-dessus de ses forces. Il ne lui restait plus qu’à vivre une vie de merde, y patauger, s'y souiller, s'y perdre pour faire comme si, le temps ce grand laminoir impitoyable ferait son œuvre sans qu’il n’oppose la moindre résistance. Avant de partir Benoît était allé sur la lande cueillir une brassée de fleurs. Jean l'attendait devant le portail du cimetière avec un grand vase rouge sang. Ils offrirent à Marie ce bouquet puis ils descendirent se bourrer la gueule au port. Les marins piquaient le nez dans leurs verres. Pas fiers, c'était l'un des leurs qui avait écrasé Marie.
Benoît dormi pendant une semaine sans rien avaler sauf un peu d’eau du robinet. La taulière s’inquiétait, elle lui portait des plateaux-repas qu’il ne touchait pas. Enfin, ayant perdu toute notion du temps il se leva, se déshabilla, il puait. Sous la douche, l'eau, tiédasse et jaunasse, se déversait en une alternance de trombes et de pluie fine. Benoît se récura au savon de Marseille, la mousse lui piquait les yeux. Son estomac criait famine, ses jambes molles flageolaient. La serviette était rêche, Benoît se frictionna jusqu'au sang. Face au miroir piqué sa gueule flétrie bouffée par la barbe le laissa indifférent. Il se brossa les dents pour tenter de se défaire d'une haleine fétide. Dans la chambre d'à côté, un client limait une fille en gueulant « T'es qu'une pute ma salope... » ce, qu'à l'évidence, elle semblait être. De la brume dans les yeux... la peau de Marie... de la rage... il fourrageait dans ses cheveux humides pour domestiquer sa tignasse frisée... jamais plus... alors des filles comme ça... pourquoi pas... Une envie monstrueuse de hot-dog l'emplissait.