Selon la version officielle, Gustave Porcheron avait connu Armand au garage de mécanique générale Brouckère, dans l’ancien quartier des chiffonniers, où il allait faire réparer sa moto, une Terrot à courroie. Il leur expliquerait – ces gogos gobaient tout ce qu’il disait – que s’il l’avait à la bonne c'était que, très vite, il s’était aperçu qu’Armand était un sale petit fouteur de merde, de la graine de risque tout, et en plus pas con du tout car toujours fourré dans les livres quand il ne semait pas le bordel aux grilles des hauts-fourneaux. Ils militaient au Secours Rouge, étrange organisation sans véritable structure ni direction, simple nébuleuse rassemblant des culs bénis de gauche, des militants révolutionnaires, des syndicalistes radicaux, quelques féministes, qui se mobilisaient pour soutenir les victimes de la répression patronale et policière. Alors, comme Armand, baptisé Marc par les RG, venait de trouver une place d’OS, chez Citroën, à Javel par un copain de régiment de son père le Gustave l’avait pensé que ce serait une bonne recrue pour ses amis de la GP. Bien huilée la mécanique de ces messieurs, dans le dossier qu’ils avaient filé à Armand, un dossier émanant de personne bien sûr, sans en tête, tous les détails de sa soi-disant vie d’avant se résumaient en deux feuillets dactylographiés. L’opération double chevron, en référence au logo de Citroën, était classifiée « secret défense » et, au cas où elle déraperait, ou si Armand se faisait cravater par des collègues, bien évidemment il devrait tout prendre sur lui. Il n’aurait aucun officier référent. Ses rapports, en un seul exemplaire, il les déposerait dans une boîte aux lettres tout près de son domicile, au 31 de la rue des Cinq Diamants, à la Butte aux Cailles, dans le treizième où la grande maison lui avait trouvé un réduit humide dans un petit immeuble ladre, WC et douche sur le palier, plein d’arabes silencieux. Dans un élan de générosité il l’avait doté d’une Mob bleue d’occasion gonflée, munie d’un pot silencieux, qui selon les chefs le rendrait très mobile. L’avenir leur donnerait raison. Avant de s’immerger dans le sous-prolétariat de Citroën, comme un plongeur respecte des paliers, il dut s’astreindre à toute une série d’épreuves, dont la dernière, au garage central de la PP, pour qu’il s’imprègne du suint des ateliers de mécanique, pour que ses doigts et ses ongles se garnissent de cambouis, et pour qu’il acquière le B.A-BA du grouillot de garage en se familiarisant avec la tôlerie des bagnoles.
Le 4 septembre 1969, c’était un jeudi, et c’était le quatrième jour d’Armand alias Marc chez Citroën à l’usine du quai Michelet à Levallois-Perret, celle où l’on fabriquait la « deuche » la chouchoute des futurs babas cools. Pour lui c’était, tout, sauf cool, mais la galère. Son boulot, boucheur de trou sur la chaîne de montage de la « caisse », consistait à charroyer entre l’atelier de soudure et celui d’emboutissage des structures métalliques pour pallier les anomalies constatées sur certaines caisses et éviter un trou dans l’assemblage. Entre les deux ateliers, cent mètres où il devait pousser, courbé, arc-bouté, une sorte de fardier, dont les toutes petites roues collaient au goudron, rempli de carcasses en tôle tout juste sorti des presses. Il en chiait, ça lui sciait les reins et, comme ce sadique de contremaître, lorsqu’il lui avait demandé poliment des gants, lui avait ri au nez en lui balançant goguenard « Tu te démerdes sans, y’en a pas… » – y’avais jamais rien dans cette boîte de merde c’était comme ça chez Citroën le royaume du bout de ficelle – Armand se faisais bouffer les mains par le nu tout juste refroidi de la tôle et cisailler les doigts par tous les angles de ces putains de pièces. Les nervis, la couche de brutes épaisses qui évitait à la caste des ingénieurs géniaux – les pères de la DS – de se préoccuper de la lie des OS, l’avait classé bizarrement dans la catégorie « intellos », tous ces branleurs qui venaient les faire chier et foutre le bordel en s’immergeant dans la classe ouvrière, ici fortement représentée par les « bicots » et les « crouilles » ex-fellaghas coupeurs de couilles des braves défenseurs de l’Algérie Française. La manœuvre des « génies » de la place Beauvau fonctionnait à merveille : Armand alias allait plaire aux illuminés de la Gauche Prolétarienne.
Quand il s’était pointé le premier jour aux bureaux du quai de Javel, pleins de cols blancs et de petits culs frais de dactylos arpentant les couloirs, après les formalités d’usage, paperasses diverses, on l’avait dirigé vers le bureau du responsable du pointage où officiait, derrière un petit bureau métallique, un grand mec au crâne rasé qu’avait une gueule de juteux de l’armée, et qui s’avéra par la suite être un ancien sous-off qu’avait fait l’Indochine et l’Algérie, plus caricatural que nature, raide et con à la fois. Manifestement la gueule d’Armand lui déplaisait et, pour le faire chier, il l’avait collé dans l’équipe de nuit : il embauchait à neuf heures du soir et finissait à cinq heures du mat. À part les affres de son Golgotha quotidien, ça lui allait comme un gant car ça lui laissait du temps pour aller traîner mes grolles du côté des réunions secrètes de ses amis les « tigres en papier ». Mais le 4 septembre Armand n’en était pas encore là et, lorsqu’il sortit de l’usine, encore plein du fracas des presses, cassé par la nouvelle gestuelle que lui imposait le charroi de pièces en tôles coupantes qui mettait ses mains en sang, vidé de toute envie et affamé, il enfourcha sa mobylette, fonça jusqu’à son gourbi de la Butte aux Cailles pour se jeter sous une douche bouillante. Décapé, propre sur lui, Armand gagnait Montparnasse où il allait, dès l’ouverture, poser son cul sur la paille des fauteuils nickel du Sélect. En dépit de son décrassage il devait suinter l’ouvrier car les garçons lui tiraient des mines dégoûtées en prenant sa commande. Armand les ignorais en s’empiffrant de leur petit déjeuner continental. La faune matinale lui plaisait ; des femmes entre deux âges le mataient ; des intellos en velours côtelé péroraient ; quelques filles en mini-jupes et bouquins sous le bras faisaient escale et pépiaient ; de vieux messieurs à rosette lisaient la presse du matin ; lui somnolait doucement jusqu’aux environs de neuf heures.