Aussi bizarre que ça puisse paraître, Benoît qui était né à quelques kilomètres de la mer n'avait jamais quitté la terre ferme sur un quelconque bateau. L'avion, n'en parlons pas, en ces années-là voyager était un luxe. À l'embarcadère de Fromentine, face à l'île de Noirmoutier, il découvrait un bateau propret, tout blanc, « la Vendée ». Les marins y embarquaient victuailles et fournitures entassées sur des palettes. Ils chargeaient aussi quelques voitures. Sur la jetée de bois, tout un petit monde de vacanciers, d'îliens, de passagers d'un jour se pressaient. Tout était allé si vite, Benoît n'en revenais pas.
Au téléphone avec Marie il était resté évasif, lui faire la surprise, aller la cueillir à son arrivée à Port-Joinville serait un vrai bonheur. Pour l'heure il se laissait aller à imaginer l'accueil de celui qu’il devait assister. D'une manière très étrange ils n’avaient eu aucun contact. Au téléphone c'était son père, médecin de l'île, retraité, qui l'avait sondé. Plus exactement, l'homme, policé et courtois, expliqua à Benoît que Jean, son fils, avait besoin d'une sorte de tuteur. Quelqu'un qui tienne les comptes, fasse les courses, la cuisine, assure en gros l'intendance générale du magasin de brocante de la Ferme des 3 Moulins. De prime abord étonné c'est avec un réel enthousiasme qu’il avait accepté les conditions proposées.
Son arrivée à Port-Joinville, sous un ciel si bleu, un air tendre chargé de bouffées de senteurs fortes, resta pour lui l'un des moments forts de sa vie. Jean Neveu-Derotrie était le sosie de Jacques Tati sans l'imperméable. Sa garde-robe se résumait en trois pantalons de tergal gris, deux chemises nylon blanches et une paire de sandales de plastic blanc. Mèche sur les yeux, pipe éteinte au bec, flanqué de son chien, appuyé aux ridelles d'une camionnette C4 il tendit une main ferme et chaleureuse à Benoît. L'homme était merveilleusement loufoque, cultivé. Au bar de la marine il lui compta son histoire de rejeton d'une famille où l'on était médecin ou dentiste de père en fils. Lui s'était fait visiteur médical. Il sillonna la France en fourgonnette J7 pour placer des matelas anti-escarts dans les hôpitaux tout en chinant toutes des vieilleries. Militant au PSU, pacifiste, son sens des affaires consistait à savoir acheter. L'argent ne représentait rien pour lui. Un vieux Rouen, une commode Régence ou un homme debout marqueté, ça lui parlait, ça le faisait bander. Capable des pires manœuvres pour acquérir le meuble ou l'objet sur lequel il avait jeté son dévolu il se fichait ensuite pas mal de vendre. Jean n'aimait rien tant que de voir son magasin empli de belles choses. C'était un esthète, un pur esprit, notre accord fut instinctif, immédiat.
Les marins l'appelaient le « marchand de vermoulu » et se faisaient un devoir de lui faire prendre, à chacune de ses sorties, des mufflées d’anthologie. Le baptême du feu de Benoît se révéla redoutable. Après les bières ils étaient passés au pastis et, sans s’être mis une quelconque nourriture sous la dent, l'heure du Cognac sonna. Benoît pratiqua, autant qu’il le pu, la politique du verre plein sans toutefois pouvoir éviter d'en descendre quelques-uns. Jean semblait imperturbable. Droit, rallumant ostensiblement sa pipe toujours éteinte, dans le brouhaha, il lui narrait sa « guerre d'Algérie » comme infirmier. Achille, le chien, les fixait de ses yeux tendres. On les observait. Soumis au rite initiatique d'admission dans le cercle restreint des gus capables de marcher droit après une poignée d'heures passées à écluser sec Benoît se devait triompher. Aux alentours de minuit, avec la raideur hésitante de ceux qui sont pleins comme des huîtres mais qui veulent encore porter beau, Jean et lui, côte à côte, sans se porter secours mutuel, quittaient le bar en saluant les derniers piliers de bistrot. La C4 les mena sans encombre jusqu'à la Ferme des 3 Moulins.