Le matin ils allaient à vélo, par le sentier côtier, jusqu'à l'anse des Vieilles. Au soleil levant l'eau, d'une extrême transparence, semblait de pur cristal. Marie l'intrépide s'y plongeait sans la moindre hésitation et, de son crawl fluide et silencieux, elle filait vers le large. Benoît s'adossais à la pente sableuse pour lire. De temps à autre il relevait les yeux pour repérer le point blanc du bonnet de bain de sa naïade favorite. La montée du soleil l'emplissait d'une douce chaleur mais il ne pouvait effacer la pointe d'angoisse qui ne disparaîtrait que lorsque Marie serait de nouveau à portée de sa brasse minable. L'océan, avec ses airs paisibles, lui déplaisait. Il connaissait sa nature profonde, charmeuse et hypocrite comme celle de tous les puissants. À la fin juillet, en un accès de rage soudain, de ses entrailles obscures, il avait enfanté une tempête féroce. Avec Marie, blottis dans la faille d'une falaise, à l'abri du vent et des embruns, pendant des heures, ils s’étaient grisés de ses outrances. Dans le grand lit de la Ferme des Trois Moulins, ce soir-là, pour conjurer sa peur, Benoît avait pris Marie avec une forme de rage désespérée. Après, blottie dans mes bras, elle lui avait dit « Tu m'as baisé mon salaud, c'était vachement bon... »
Écrire que leur nous aurait survécus aux pires tempêtes comme à la mer d'huile du quotidien lui semblait dérisoire. Benoît avait la certitude qu’il aurait préféré que ce putain de quotidien se disloquât sous leurs faiblesses ou, pire, avec l'irruption d'un autre, plutôt que de le voir trancher ainsi sans appel. Même si ça emmerde tous ceux qui pataugent dans le foutre et le cul, l'amour heureux existe. Ne venez pas faire chier Benoît avec des railleries sur l'eau de rose ou le sucre Candy et toute autre vacherie. Même maintenant qu’il était au régime sec sa faculté de vous faire une tête au carré, de vous bourrer le pif, de vous foutre ma main sur la gueule, restait intacte. Marie et lui, dans la grande loterie des rencontres, étaient l'exception qui aurait confirmé la règle de leur génération championne du divorce. À cet instant, alors qu’il s'échinait à ne pas décrire par le menu leurs 52 jours passés à vivre simplement ensemble, il s’accrochait à la certitude qu’ils auraient été, trente ans après, les mêmes. La vie les aurait sans doute cabossés mais les autres envieraient leur amour intact. Présomptueux me direz-vous ? Sans doute mais, Benoît se connaissait, toute l'énergie qu’il avait déployé à s'avilir, il l’aurait, avec encore plus de force et de pugnacité, tournée vers Marie. Quant à elle, n'y touchez pas, son coeur n'avait pas de limite et son ventre eut été fécond.
Le Printemps de Prague semblait résister aux grosses pattes de l'Ours soviétique. Notre PC national, toujours à l'extrême pointe de la collusion avec la nomenklatura du Kremlin, soutenait du bout des lèvres, les initiatives du parti frère. Grand progrès par rapport à l'insurrection de Budapest de 1956, où la chape de silence, la même que celle qui avait étouffé les cris de Laszlo Rajk et de ses compagnons d'infortune, exécutés à la suite des procès préfabriqués, en 1949. Le « socialisme à visage humain » d'Alexander Dubcek indisposait nos staliniens officiellement reconvertis. Marie espérait, Jean lui doutait de la capacité d'un parti unique à se réformer de l'intérieur, Benoît avait la certitude que les gardiens du bloc ne pouvaient le laisser se fissurer. Ses talents culinaires explosaient. Lui, que sa très chère maman n'avait jamais laissé effleurer une queue de casserole, se révélait un maître-queue inventif. Marie le charriait gentiment «Tu es l'homme parfait mon amour, où est la faille de l'armure ? » Et Jean de répondre « C'est qu'il n'a pas d'armure belle enfant... »