Avant l'irruption de Marie dans sa vie Benoît adorait se glisser dans la peau du libertin. Dans ces temps où le péché de chair pour les filles gardait un goût de fruit défendu, conduire hors du sentier balisé l'innocente victime, la séduire, l'amener dans ses filets, procurait des émotions fortes. Faire œuvre de séduction pour un libertin c'était suivre un plan déterminé, avoir un projet. Tout est dans l'avant, la traque, l'attente, la jouissance suprême de voir la caille innocente s'engager sur le chemin de l'abandon. Le libertinage est cérébral, on y manipule le cœur humain, on y est patient, calculateur. Se contrôler, ne pas céder à la passion, éviter l'écueil de l'amour forment l'armature froide du projet libertin. Dans ce jeu cruel, où la victime devient très vite consentante, l'important pour le libertin est de ne pas être conduit à son insu là où il n'a pas prévu d'être. Toute la jouissance vient de ce contrôle sur ses actes, ses sentiments, ses pensées et d'exercer sur l'autre un empire total. Comme dans un jeu d'échecs il faut toujours prévoir le coup d'après. Mais une fois l'acte accompli l'angoisse du vide vous saisit. On n'est plus qu'un animal à sang froid.
Comme dans les Liaisons Dangereuses Benoît avait levé, en son pays, sa Mme de Tourvel. Femme mariée, aux yeux de biche effarouchée à peine masqués par sa voilette légère de pieuse se rendant à la messe du matin. Jeune, très jeune prisonnière de la couche d'un barbon ventru et moustachu, au portefeuille épais, pour Benoît ces messes matinales ne pouvaient être que le change donné à sa sèche et impérieuse belle-mère. Il lui fallait donc se placer sur son chemin avec une régularité qui attiserait sa curiosité. Ce qu’il fit sans jamais lui adresser autre chose que des regards appuyés. Après avoir baissé les yeux puis sourit, Benoît pressentit qu'une révolution s'opérait chez la belle pieuse. Elle devait, avant son départ du domicile conjugal ruser, se donner des frayeurs extrêmes. Restait pour elle à franchir une nouvelle étape : lui donner le premier signe de sa soumission. Le printemps à cette vertu que les matins y sont souvent tendres. Ce matin-là, sa trajectoire ordinaire s'incurva et la belle, d'un pas vif, gagna la place des tilleuls. Dans la ligne de mire de Benoît, elle posait le pied sur un banc de pierre dévoilant une jambe galbée d'un bas de soie noire. Imperméable à sa volupté Benoît exigea d'elle plus encore. Ce qu'elle fit. Sous un imperméable mastic, perché sur des hauts talons, elle me présenta avec des yeux implorants son corps à peine voilé d’une combinaison en dentelles. Leurs amours, dans les prés hauts de Bibrou, furent longtemps catastrophiques, elle attendait, soumise, la jouissance de Benoît, alors que c'était la sienne qu’il espérait.
Benoît la déniaisa, la guida dans des voluptés extrêmes, elle devint une amante insaisissable dont il eut grand peine à se défaire. Par bonheur, un jeune brigadier fut nommé à la gendarmerie, elle devint sa maîtresse. L’irruption dans sa vie de Marie lui ôta ce carcan de froideur qui l’enserrait. Lui le silencieux, le garçon qui tenait tout sous contrôle, se laissait aller à lui confier ses peurs, ses faiblesses. Cet abandon il le devait à l'absolue certitude, que jamais Marie ne retournerait ces armes contre lui. Ils étaient si différents, leurs origines aux antipodes, mais leur nous s'érigeait sans question, avec naturel. Marie lui donnait la chance de s'aimer lui-même, de se départir de ses refus, d’abattre ses hautes murailles. Jamais nous ils ne faisaient de projets. Ils vivaient. À chaque moment, seuls ou ensemble, ils inventaient leur vie. Benoît abordait leur vie à deux avec dans sa besace de jeune homme rien de ce qui encombre les gens de son âge : tous ces désirs refoulés qui, le jour où la flamme décline, resurgissent à la surface.