Les affaires de Jean prenaient de l'ampleur, les clients affluaient, achetaient, Benoît lui disait « si nous n'y prenons garde nous allons manquer de marchandise. » L’originalité de la maison c’était la patte du patron farfelu, à la Ferme des 3 Moulins, voisinaient des meubles et des objets de brocanteur, à des prix raisonnables, et des pièces rares dignes des meilleurs antiquaires.
La bonne gestion des finances par Benoît avait permis de financer de belles acquisitions à des prix de marchands. La revente, coup sur coup, d'un compotier en vieux Rouen et d'une adorable petite commode signée d'André Charles Boulle – une merveille bien achetée à une vieille originale et très bien vendue à un industriel du Nord – leur donnait capacité à aller draguer sur le continent chez des confrères moins bien lotis qu’eux. Le stock de fin de saison est l'ennemi du brocanteur. Il lui faut de la fraîche pour se livrer à son plaisir favori : acheter. Jean pouvait repartir en chasse. Sans conteste, avec son allure de Pierrot lunaire, ses fringues pourries et ses sandales en plastoche, il était l'un des meilleurs de la place, surtout auprès des vieilles dames grosses pourvoyeuses de notre biseness. Il les embobinait, en grommelant des tirades incompréhensibles tout en grignotant des gâteaux secs et en sirotant des petits verres de vin doux. Le seul problème était de le laisser battre la campagne avec autant de liquide en poche. Marie, fine mouche, trouvait la solution : Button. « Il vous servira de chauffeur et de banquier... » et d'ajouter « c'est plus prudent » sans préciser s'il elle faisait allusion à sa conduite automobile approximative ou à son côté panier percé.
Avec Marie ils évoquaient, pour la rentrée, leur installation. Le pécule de Benoît gagné sur l'île, plus la petite rente que lui versait son père, leur permettraient de louer soit un studio, soit un petit deux pièces dans la partie populaire de Nantes. Pour vivre ensuite, les petits boulots ne manquaient pas. Ils aviseraient. La perspective d'entamer leur vie commune, rien que tous les deux, les rendaient plus amoureux encore. Marie le rendait simple. Benoît ne fabriquait plus de nœuds. Depuis leur premier jour, à aucun moment, ils ne s’étaient livré au ballet traditionnel du je me présente sous mon meilleur jour et je me garde bien de remarquer, les grandes et les petites choses, qui m'agacent chez l'autre. Pour ce qui concernait Benoît, ça tenait de l'exploit, avant elle c'était son mode fonctionnement exclusif. Quant à Marie, comment le dire sans paraître prétentieux, elle le dispensait, à doses quasi égales, ce qu'il lui fallait, et d'admiration, et de franchise. Avec son petit air pince sans rire, et sans jamais lui faire la morale, elle mettait le doigt sur ses si nombreuses contradictions. Elle le rendait léger. Ils aimaient être ensemble, se retrouver. Benoît ne lui cachait pas son soleil et elle lui donnait sa lumière.