Les loupiotes jaunasses de cet autorail qui se traînait, de gare vide en gare vide, donnait à son reflet dans la vitre piquée des contours mous, fienteux. À chaque démarrage, le diesel exhalait des remugles acides et ses gros hoquets agitaient la carlingue. Ils étaient, en tout et pour tout, trois : une grosse femme sans âge qui tricotait avec une obstination mécanique, un jeune type au faciès de cheval somnolent la bouche grande ouverte, et lui bien sûr qui rêvassait. L’irruption, par la porte du fond du contrôleur, lui sembla cocasse. La SNCF le surprendrait toujours. Le gus devait avoir couché avec son uniforme, il dégageait un mélange de tabac froid, de slip ancien et d'huile de friture. Lorsqu'il poinçonna son ticket Benoît remarqua ses ongles longs, bombés, incurvés, sales. On aurait dit des serres d'aigles. Ça lui donnait envie de gerber. Fallait qu’il en grille une. Benoît fourragea dans son besace à la recherche de sa boîte à rouler. Ses calbars et ses chaussettes se mêlaient avec tout un fatras de papiers qu’il trimballait en permanence. Officiellement pour écrire, des notes, ça faisait un sacré temps qu'il n’avait pas aligné une phrase. Le petit bouquin lui tomba dans la main. Benoît le caressa.
Dans un craillement de freins l’équipage stoppait en gare d'Evreux. Les néons du quai lâchaient dans l'habitacle une lumière crue de scialytique. Deux bidasses montaient en parlant fort. La tricoteuse les quittait. Dans sa main droite le titre du petit bouquin l'étonnait : « Extension du Domaine de la lutte », ça sonnait comme du pur jus d'intello post-soixante-huitard non révisé, prétentiard. S’il l’ouvrit c'est parce que Maurice Nadeau en était l’éditeur. Benoît avait toujours eu un faible pour Nadeau. Y avait un nom écrit au crayon au revers de la couverture : Chantal Dubois-Baudry. Les patronymes à tiret l’avaient toujours fasciné, à la manière de la transmutation d'un vil métal en or. Son doyen de fac s'appelait Durand-Prinborgne et, comme raillait son pote Bourrassaud, quand il s’extasiait sur un Dupont-Aignan ou une Debrise-Dulac « … et mon chauffe-eau c'est un Saunier-Duval... » La Dubois-Baudry était la reine du soulignage alors Benoît survolait les phrases soulignées du petit bouquin fripé. Et puis y'en a une qu’il relu trois fois « Au métro Sèvres-Babylone, j'ai vu un graffiti étrange : « Dieu a voulu des inégalités pas des injustices » disait l'inscription. Je me suis demandé qui était cette personne si bien informée des desseins de Dieu. » Faisant machine arrière toute Benoît se plongea dans le petit bouquin fripé au titre étrange.
Arrivé à St Lazare Benoît trouva refuge dans un café graisseux où un garçon aux cheveux pelliculeux, aux ongles sales, c'était le jour, le gava de demi de bières tiédasses. Quand il eut fini il alla pisser. Les toilettes étaient à la hauteur du standing de l'établissement ce qui ne l'empêcha pas de se poser sur la lunette usée. Benoît était encore dans le petit bouquin qu’il posait sur mes cuisses. C'est alors qu’il j'ai découvrit le nom de l'auteur : Houellebecq. Étrange, ça sonnait comme un nom d'abbaye. Ce Houellebecq l'avait dérangé. Il l'énervait même si son style atone, minimal, s'élevait parfois jusqu'à devenir Bovien. Son Tisserand, l'un de ses personnages, venait de détruire son postulat de la laideur. Ce type « dont le problème - le fondement de sa personnalité, en fait - c'est qu'il est très laid. Tellement laid que son aspect rebute les femmes, et qu'il ne réussit pas à coucher avec elles. Il essaie de toutes ses forces, ça ne marche pas. Simplement elles ne veulent pas de lui… » Ce type grotesque, lamentable, Benoît avait envie de tirer la chasse d'eau sur lui mais il ne le pouvait pas. Que pouvait-il faire ce laid, en dehors de se résigner, d'épouser une moche, d'aller aux putes ou de devenir riche ?