Après la folle nuit du 10 au 11 mai où la rue Gay Lussac donna aux évènements son vrai parfum de chienlit insurrectionnelle, le grand amphi de la Fac débordait. Au premier rang, très entouré, Benoît donnait des nouvelles fraîches du front. Son informateur, Armand Boulineau, avec qui il avait usé ses fonds de culotte à l'école Ste Marie, venait tout juste d'émigrer sur le Boul’mich pour faire le serveur. « Toi Benoît tu peux comprendre. Même si faire le larbin en terrasse n'est pas toujours très marrant, c'est tout de même mieux que de rester aux culs des vaches à crever la dalle, sans un radis, sous les horions du vieux Boulineau... » Depuis le début des évènements, il passait des coups de fils à Benoît chez sa vieille pour le tenir au courant. L'Armand ça lui donnait une pêche d'enfer que de voir ces petits bourges casqués, masqués de foulards, en baskets donner le tournis aux gendarmes mobiles. L'avant-veille de la fameuse nuit le grand Boulineau annonçait à Benoît son ralliement à la cause du peuple, enrôlé par Violette, une chouette nana de la Sorbonne, « Une tête mon Benoît...et je t'en dis pas plus...mais après la bataille le repos du guerrier ce n’est pas dans les livres qu'on le trouve... » Vu sa carrure, son double quintal et ses pognes larges comme des battoirs de lavandière, l'Armand Boulineau du Grand Douar en abattait comme dix petits enragés.
Le 10 mai Benoît était rentré tard rue Noire ; alors qu'en Lettres les anars tenaient le haut du pavé et commençaient à lupanariser leurs locaux flambants neufs, en Droit, le mouvement pataugeait, les chefs se marquant à la culotte. Lui frayait dans tous les cercles, se contentait de siffler des bières tièdes en écoutant les barbus ratiociner sur leurs obsessions programmatiques. Sa vieille baveuse ne goûtait que modérément ses horaires erratiques. Elle bougonnait en glaviotant du dentier sans oser le prendre de front. La télé officielle apeurait le bon peuple, elle se méfiait sous ma tronche de propre sur moi pouvait se planquer un suppôt de la révolution. Ce soir-là, vanné, il était tombé dans un sommeil lourd, dormait comme un sonneur de vèze. Vers 7 heures du matin, il fut réveillé en sursaut par la prise d’une main dure. Émergeant de son coaltar cotonneux Benoît eut une vision d'horreur : une bouche sans dent et la réplique hirsute d'un balai de fragonnette le surplombaient. La bouche chuinta :
- Votre ami vous demande au téléphone...
Les yeux globuleux et irrigués de sang le fusillaient. Comme Benoît dormait à poils son lever intempestif extirpa de la bouche molle une bordée de flatulences fétides. D'un geste ample il s'emballa dans un grand pull, grommela un vague «Je suis désolé... » peu crédible.
Le Léon, à l'autre bout du fil, chuchotait. « T'étonnes pas mon Benoît on se planque, ça fait plus d'une heure qu'on s'est réfugié dans un hôtel. On est dans le noir. Moi je suis au standard. Le gardien est reparti pousser son roupillon. Les autres sont installés dans des chambres aux étages. Faut pas que les bourrins flairent notre présence. Pour l'instant y z'ont pas encore pointé leurs truffes. Tu comprends, vers 6 heures ça devenait difficile de continuer de les balader dans le quartier alors on a eu l'idée d'ouvrir la porte de cet hôtel. Comme les casqués entraient de force chez les particuliers pour ramasser du manifestant on s'est dit que, cons comme ils sont, y penseraient pas à venir nous chercher là. Les filles mouillaient de trouille de tomber entre leurs pognes. Faut dire qu'y z'y vont de bon coeur les bourres. On les a tellement fait chier qu'y z'ont le tournis ces brutes épaisses. Y font la connerie de leur vie. Les bourgeois du quartier y sont horrifiés de voir pisser le sang de leurs mouflons. Bon va falloir que je te laisse car y faut que nous sortions de cette souricière. Moi, avec ma gueule de péquenot, je peux pointer mon nez dehors sans qu’ils m'emballent. Tu sais Benoît je crois que la mayonnaise prend. Faut que vous vous bougiez le cul en province. Crois-moi si ça part de tous les côtés y sauront plus par quel bout la prendre cette affaire... »