Lorsque Marthe Regnault, la sage-femme aux mains larges comme des battoirs de lavandière, recueillit, après l'ultime poussée de sa mère, les cinquante-deux centimètres visqueux de son corps, il était à la limite de la cyanose. Par bonheur il échappa aux fers. Pendu, à bout de bras, par les pieds, il l’entendit proclamer de sa voix de stentor « C'est un garçon ! ». Imaginez-vous la scène. Comprenez son courroux. D'un coup d'un seul, après un périple dangereux et besogneux, on le faisait passer d'une position de coq en pâte à celle, ridicule et humiliante, de vermisseau gluant exposé à l'air libre tel un vulgaire saucisson. Intolérable ! Révolté il couinait comme un goret pour le plus grand plaisir de cette femme qui n'avait rien de sage. Ce cri primal lui valait de se retrouver dans une position plus conforme à son statut de nouveau-né. On le lavait. Par petites touches il virait au rose bonbon. On l'emmaillotait. Il souriait aux anges bien calé dans la corbeille des bras de sa Madeleine de mère.
« Ce petit salopiaud a du caractère. Il sait ce qu'il veut et, croyez-moi Madeleine, avec un tel sourire ce sera un grand séducteur, un ravageur des cœurs... » Non mais, de quoi je me mêle l'accoucheuse, ce n'est pas ton rayon, garde tes lieux communs pour les lectrices de « Nous Deux ». Il était déjà vénère. Sous son sourire ravageur il fit sa première colère rentrée ; une colère fondatrice bien-sûr. «Qu'étais-ce donc ce monde d'apparence ? Son minois de bébé rose ne préjugeait en rien de ses actes futurs. Était-il programmé ? Il repoussait avec force ce déterminisme de pacotille... » Chemin faisant il s'apercevait qu’il se trouvait bien à l'intérieur de lui-même. Ce sentiment l'avait déjà habité lorsque, sitôt les eaux libérées, dans la tourmente de son périple, si long et si court, à chaque contraction il avait hâte de retrouver la volupté des profondeurs. Sa conviction était faite : c'était le seul lieu où il puiserait la force pour affronter ce monde où, au petit matin, on venait de le jeter.
Libéré du dernier lien, pomponné, prenant goût à l'air qu’il respirait, il se laissait glisser dans la paix de son petit jardin d'intérieur. Moment voluptueux, moment que choisit sa mère pour confier au clan des femmes qui s'affairait « Ce sera Benoît... » Coup violent et inattendu au plexus solaire. Il réprimait un cri de stupéfaction en engouffrant son pouce dans sa bouche. Déjà quelle maîtrise ! Quel sang-froid ! Sa succion élégante stupéfiait le clan des femmes. Elles s'esbaudissaient. Lui retrouvait le suc de sa bulle. Réfléchissait. Analysait froidement la situation. « Par quelle prescience sa mère avait-elle su anticiper sur son moi profond ? » Ce Benoît était raccord avec le capital de duplicité qu’il découvrait en lui. Formidable intuition de Madeleine que d'accoler ce prénom à son image de chair. Sur la photo Ferlicot, à nouveau nu comme un ver sur un coussin de soie, il arborerait un sourire de bébé Cadum qui allait si bien avec le secret de ses profondeurs.
Ce prénom de béatitude qui collait si bien à son image de chair, angelot souriant et câlin, aux boucles de cheveux jais, ondoyantes et souples, encadrant des yeux noirs rieurs rehaussés par de longs cils, tirait des grenouilles de bénitiers des soupirs extatiques « Madeleine vous en avez de la chance, ce petit est un don de Dieu... » Et pourtant, elles qui avaient tant médit, si leurs yeux s'étaient dessillés, elles eussent perçu les soubresauts de son âme. Mais elles n'étaient que dévotes, incapables de saisir l'ombre légère que dessinait son sourire lorsque la tempête de son for intérieur s'annonçait. Comme l'eau qui dort Benoît cachait dans ses profondeurs des démons incandescents. Pour les tenir en laisse il raillait mon Benoît de prénom, cultivait avec soin son aversion. Dissimulateur, il grandissait en âge et en sagesse dans le cocon douillet tissé par le clan des femmes.