Après avoir tourné les dernières pages de La saga des Coughlin, atteint la dernière : 1694, posé le pavé, j’ai consulté sur mon petit crapaud ma boite mail, mes comptes Face de Bouc et Twitter.
Gérard Collomb @gerardcollomb
Paul Bocuse est mort, la Gastronomie est en deuil.
Monsieur Paul, c’était la France. Simplicité & générosité. Excellence & art de vivre.
Le pape des gastronomes nous quitte. Puissent nos chefs, à Lyon, comme aux quatre coins du monde, longtemps cultiver les fruits de sa passion. »
Normal Collomb fut maire de Lyon.
bernard pivot @bernardpivot1
Avec la mort de Paul Bocuse, la poularde n'est plus demi-deuil, elle est inconsolable et en grand deuil.
Normal Pivot est né dans le Beaujolo qui coula à flot à Lyon
C’est le déluge, ça dégouline de partout, et Claude Askolovitch @askolovitchC résume assez bien mon sentiment :
Je ressens, pauvre Bocuse, comme une indigestion de perte, de deuils, d'hommages nationaux et d'odes au meilleur de la France qui nous quitte.
Passons puisque les réseaux sociaux sont des tuyaux rien d’étonnant tout un chacun y va de son complet plus ou moins bien tourné.
Tout le monde s’y met :
In Memoriam Paul Bocuse
20/01/2018 par Les 5 du Vin ICI
Il inventa le chef.
20/01/2018 par ideesliquidesetsolides. ICI
Pourquoi donc cet appétit pour la nécrologie ?
« Le sujet passionne les Anglo-Saxons. Depuis 1995, l'anthologie annuelle des meilleures nécros, publiée par le Daily Telegraph, figure régulièrement dans les meilleures ventes de livres. Au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, les grands de ce monde ne sont pas les seuls dont on célèbre la vie. Les personnalités locales - un homme d'affaires, un gangster, une philanthrope - ont droit eux aussi à cet hommage.
Les nécros sont même devenues une arme dans la lutte entre quotidiens. «Au milieu des années 1980, quand les quotidiens de qualité se sont lancés dans la course pour accroître leurs parts de marché et trouver un plus éditorial, note The Economist, le potentiel inexploité des nécrologies, source d'histoires passionnantes sur le plan humain, a été découvert.» La mort fait vendre.
Tous les grands journaux ont alors recruté des plumes. Jamie Fergusson, un ancien spécialiste des livres anciens, engagé par The Independent, et son collègue du Telegraph, Hugh Massingberd, ont transformé le genre. «Grâce à eux, les nécros ont un style moins ampoulé, elles ont souvent de l'humour, explique Carolyn Gilbert. Et elles reflètent au plus près la vérité sur la vie du défunt.» Au point d'être parfois un peu trop explicites. Un ancien ministre britannique a ainsi été décrit comme «pingre» et comme «un orateur médiocre, dépenaillé». Avantage des nécros: le sujet n'est plus là pour s'offusquer. »
Première question: qu’est-ce qu’une nécrologie dans un média?
C’est un texte qui ne se contente pas d’énoncer des faits (date de naissance et de mort, principales actions notables du défunt, circonstances de son décès), mais qui entreprend un travail complexe d’inscription dans un rapport au passé –qui il a été, pourquoi il a compté, en quoi il a joué un rôle significatif— et au présent –ce qu’il convient d’en garder, en quoi, même mort, il est «toujours là», par ce qu’il laisse et ce qu’il symbolise (voir, sur cet aspect, dans la revue Questions de communication, l'article d'Alain Rabatel et Marie-Laure Florea, «Re-présentations de la mort dans les médias d’information», et, de Marie-Laure Florea seule, «Dire la mort, écrire la vie. Re-présentations de la mort dans les nécrologies de presse»).
Contradiction entre nécrologie et critique
Deuxième question: dans quelle mesure le rédacteur d’une «nécro» est-il supposé faire part de son opinion personnelle, même quand elle est négative ou mitigée à propos de la personne disparue?
La seule réponse honnête est : cette opinion personnelle transparaîtra de toute façon, dès lors précisément que la nécrologie n’est pas un pur exercice mécanique, la rédaction d’une dépêche formatée, mais la construction par un rédacteur d’un lien entre le mort et les vivants.
Cette question, qui concerne toutes les personnalités disparues (politiques, savants, grands patrons…) se complique lorsque le mort était connu pour ses activités dans un domaine qui relève de la critique. Comment un critique, qui a eu l’occasion de dire à de nombreuses reprises le peu d’estime qu’il portait aux œuvres du défunt, se mettrait-il à en rédiger un portrait élogieux? Sauf à affirmer qu’il convient de toujours dire du bien des morts. A cela, il n’y a pas de réponse absolue: une nécrologie réservée ou négative peut être pénible pour les proches ou les admirateurs, mais la raison d’être d’un article dans un média n’est pas de contribuer au travail de deuil des proches.
On est là en face d’une véritable contradiction. La nécrologie est un exercice qui a une fonction importante de construction du «commun», elle est une des formes modernes de pratiques archaïques du rapport aux morts –plutôt qu’à «la» mort. Il y a de la pensée magique (formule employée ici sans la moindre ironie) dans l’injonction de ne pas dire du mal des morts, mais au contraire de se réunir autour d’eux.
L’écriture critique est, elle, une manifestation de la revendication moderne du moi, de la subjectivité. Cette manifestation n’est pas un acte d’égoïsme ou d’arrogance, contrairement à ce que proclament les contempteurs des journalistes de Télérama et de L’Express, mais la possibilité, à partir du partage de son propre ressenti et de ce qu’on est capable d’en écrire, d’ouvrir à d’autres leurs propres réflexions, leurs propres constructions de sens. Qui a dit qu’il y avait une résolution générale à toutes les contradictions?
Jean-Michel Frodon — 22.08.2012