Je ne lisais plus Charlie-Hebdo même si j’appréciais certaines de ses plumes et crayons.
Auditeur de France Inter j’y avais découvert Bernard Maris, un non économiste, plein d’humour, de culture, un rêveur diront certains, une voix singulière qui dérangeait, ça donnait de l’air dans un univers économique bien convenu.
Si ça vous dit de découvrir sa conception de l’économie lisez : Bernard Maris expliqué à ceux qui ne comprennent rien à l’économie de Gilles Raveaud éditions les Échappés.
De ce livre je ne vous livrerai rien sauf cette citation tiré du chapitre : Le rose, ça trompe énormément.
« Maris considère qu’être socialiste c’est d’abord s’inscrire dans l’histoire, celle de la guerre d’Espagne, si proche de sa région natale (ndlr. Muret), et de la Résistance, à laquelle son père a activement participé (…) Mais l’adhésion au socialisme crée un « grand malentendu » chez le jeune Bernard, qu’il exprime ainsi : « Je croyais être du côté des socialistes et j’étais éternellement du côté des vaincus, des victimes, des faibles, des persécutés, des humiliés, des battus qui s’étaient bien battus. » donc, il s’agit là, selon lui, d’une erreur considérable. Tout d’abord parce que, ce faisant, on confond un système social et une position compassionnelle. Or rien de plus partagé que la compassion, « avec la méchanceté, la gourmandise et le mal de dos ». De plus, « il s’agit d’aider les pauvres, alors les socialistes ont perdu. Car rien de tel que le capitalisme pour enrichir les pauvres ». C’est même d’ailleurs sa seule promesse : l’enrichissement.
Il y a un second malentendu : si Maris fut socialiste, c’est d’abord parce qu’il était « farouchement anticommuniste ». C’est d’ailleurs ce qu’on lui avait appris à la section SFIO de Muret, qui recelait nombre de républicains espagnols, socialistes, poumistes, anarchistes, et pour qui les pires ennemis de socialistes étaient les communistes. Maris reproche en effet aux communistes « Cronstadt, Makhno (les anars liquidés), Katyn (les officiers polonais liquidés), Barcelone (Andres Nin et le Poum liquidés), Budapest, Prague, Mai 68, l’invasion de la Tchécoslovaquie, de l’Afghanistan, le Goulag… »
Je n’ai pas la même origine, ni le même parcours que Bernard Maris, mais sur tous ces points nous étions en accord même si j’estimais que le bon oncle, fin analyste, restait bien peu prolixe lorsqu’il s’agissait d’énoncer des solutions.
Mais l’heure n’est plus aujourd’hui au débat mais à la mémoire et j’ai découvert dans les pages du Monde du 04.01.2016 un texte d’Ariane Chemin qui répond parfaitement à cette exigence :
« Charlie Hebdo » : le chemin des larmes d’un sous-préfet
Je le reproduis intégralement car vous n’êtes pas tous abonnés au Monde.
Les 15 et 16 janvier 2015, en moins de 48 heures, Michel Bernard, le sous-préfet de la Marne, a prononcé l’éloge funèbre de son ami Bernard Maris, et organisé les obsèques nocturnes de l’assassin de ce dernier, Saïd Kouachi.
Monsieur le sous-préfet de la Marne va chercher l’agenda à son secrétariat et l’ouvre à la semaine du 12 janvier 2015. Celle qui suit les tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. D’ordinaire, la mi-janvier sonne le temps des vœux pour la République : uniformes, visites aux corps constitués et tralala protocolaire. Dans ce journal de bord strictement professionnel, Michel Bernard ne consigne pas en principe ses activités personnelles. Mais en ce début d’année, l’ordonnancement des jours explose. Tout s’affole, tout s’emmêle. Dans la colonne du jeudi 15, à 11 h 30, il est noté : « Obsèques Bernard Maris ». Le vendredi 16 après-midi, en revanche, après les vœux au tribunal de commerce, aux prud’hommes, au tribunal de grande instance, le crayon à papier n’a pas signalé ce rendez-vous fixé in extremis à 14 h 30, à la sous-préfecture : une réunion pour préparer l’inhumation du Rémois Saïd Kouachi à la dérobée et à la nuit tombée. « Voyez, je ne me souvenais pas que c’était si rapproché, dit le sous-préfet en refermant le gros cahier, que tout s’était passé en moins de deux jours. »
Lunettes cerclées d’intello, crâne chauve et corps sec de cycliste chevronné, le haut fonctionnaire a hésité avant d’abandonner sa réserve pour raconter cette collision vertigineuse qui a fait saigner son cœur et sa République : la mort de son cher ami Bernard Maris, auquel il a rendu hommage en Haute-Garonne ; les obsèques de son assassin, qu’il a supervisées en personne à Reims. Metz, Saint-Dizier, Charleville-Mézières, Bar-le-Duc… Hormis quelques allers-retours parisiens, notamment pour préparer la loi de prévention de la délinquance au ministère de l’intérieur, en 2007, cet énarque diplômé de philosophie n’a jamais quitté longtemps les collines inspirées de l’est de la France, où il est né il y a cinquante-sept ans. Il se passionne depuis toujours pour les traces que la Grande Guerre a semées dans le paysage et l’imaginaire – Le Corps de la France, claque le titre de l’un de ses ouvrages. Ce mélomane raffole des chansons gaies et insouciantes de Charles Trenet mais son esprit n’oublie pas les champs de bataille et les ossuaires : sans doute ce qui lui permet de réfléchir si bien à ce qui s’est joué en moins de quarante-huit heures, les 15 et 16 janvier 2015.
Tout dans la somptueuse sous-préfecture respire le temps solennel de l’embaumement et de l’histoire. Ces phrases de la Déclaration universelle des droits de l’homme que Michel Bernard a fait dessiner sur le verre dépoli des isoloirs où sont reçus les candidats à la naturalisation française. Ce bureau aussi, face à la place Royale, « la chambre où a dormi le chancelier Adenauer le 7 juillet 1962 », à la veille de sa rencontre avec le général de Gaulle, pour sceller la réconciliation franco-allemande. Le 7 janvier 2015, le sous-préfet y travaille en écoutant France Musique, lorsqu’il apprend qu’il se passe « un truc grave » à Paris. « Tout s’est mêlé, la catastrophe politique, sociale, ce trou béant dans l’actualité, et les souvenirs de mon ami, avec un sentiment d’irréalité. Je me suis dit : c’est quand même incroyable que Bernard se fasse descendre alors qu’il était enfin content du titre de son prochain livre, Et si on aimait la France – sans point d’interrogation. Le soir, tout s’est mis en place, j’ai compris qu’il n’y avait pas de coïncidence. »
L’ombre tutélaire qui, de manière posthume, a forcé l’amitié entre les deux hommes, c’est Maurice Genevoix. Genevoix, le gardien des « poilus » de la « der des der » auquel le sous-préfet voue depuis toujours un culte. Genevoix, dont l’économiste avait épousé Sylvie, sa fille productrice, éditrice et écrivain – son grand chagrin, quand elle meurt en 2012. Un amour si grand que Maris avait embrassé l’aventure de la famille entière, consacrant un livre à l’académicien oublié, portant à son doigt la chevalière offerte au jeune normalien par son école à l’issue de la guerre… Il cherchait aussi, à l’approche du centenaire du premier conflit mondial, comment sortir son beau-père de l’oubli et du mépris : certains intellos ne voyaient en lui qu’un bourgeois et un « écrivain pour mulots ». En 2007, le sous-préfet publie à la Table ronde La Tranchée de Calonne, où Genevoix fut grièvement blessé en avril 1915. Le livre séduit le couple Genevoix-Maris, qui invite son auteur dans un petit restaurant parisien. « Ils étaient arrivés à scooter, raconte le sous-préfet, elle, de cette beauté indépassable des femmes qui sont à la fois belles et intelligentes, lui, dont, honte à moi, je n’avais jamais entendu parler. J’avais trouvé cet inconnu formidable. » L’un est un enfant de l’Est, l’autre du Sud-Ouest. Un croyant et un agnostique. Un homme de devoirs et un ex-soixante-huitard libertaire, mais deux « patriotes », amoureux de la province et somme toute des mêmes livres : « Dans Ceux de 14, ce sont les scènes d’intimité de Genevoix qui me bouleversent. Bernard, c’étaient les scènes de combat, par nostalgie de l’héroïsme : un trait de sa génération, il était né en 1946 et avait fait Mai 68. »
Ce 10 décembre 2014, lorsque les deux copains se retrouvent pour déjeuner à Reims, ils parlent chacun leur prochain ouvrage. Le sous-préfet doit publier le 8 janvier 2015 Les Forêts de Ravel, où il explique que « l’énorme concerto du front » de 1914 n’a jamais cessé de résonner pour le compositeur-ambulancier de Verdun. « Je le chroniquerai dans Charlie. Ce n’est pas du tout le genre de la maison, mais je m’en fous, ça les changera », rit comme à chaque fois Bernard Maris. Lui, de son côté, a du mal à terminer le sien. Il s’inquiète pour la France, dont les capacités d’intégration s’essoufflent, et du coup pour son livre, qui manque d’optimisme. « Tous les deux mois, je vois des gens en train de devenir français, tu peux pas savoir comme c’est réconfortant, c’est l’oxygène du pays », lui répète régulièrement son ami. C’est la raison du voyage de Bernard Maris à Reims.
Dès le café avalé, il accompagne le sous-préfet en uniforme dans la salle basse de la crypte du palais du Tau adossé à la cathédrale où se tient la cérémonie de remises des décrets de naturalisation. « Nous ne sommes pas dans la sous-préfecture, mais nous sommes dans un bâtiment de l’Etat, un palais prestigieux où après leur sacre les rois de France recevaient les vassaux qui leur prêtaient serment, explique le sous-préfet à l’assistance d’une soixantaine de personnes. C’était le signe de l’unité du roi et du royaume, c’est un peu ce qu’on fait à notre petite échelle : vous reconnaissez la France et la France vous reconnaît. » Sous la voûte à l’acoustique merveilleuse, Bernard Maris avait chanté La Marseillaise à l’unisson des familles. « Les tranchées, Genevoix… Ça sonnait pour lui mieux que pour personne », dit le sous-préfet. Au milieu des porte-drapeaux et des médaillés en tout genre, Légions d’honneur, ordre national du mérite, réquisitionnés pour l’ambiance, les selfies et les photos de groupe à envoyer au pays, il avait levé son verre. « Bernard était enchanté. Il en aurait fait une scène de son livre, peut-être même la dernière s’il avait eu le temps… »
Le temps a manqué. Le 7 janvier, deux Français, nés à Paris au début des années 1980 de parents algériens, lancent l’assaut contre Charlie Hebdo, ils arrosent la salle de rédaction de leurs fusils d’assaut. « Oncle Bernard » est parmi les victimes. Le 14 janvier à 16 h 45, c’est consigné dans le grand agenda, Michel Bernard atterrit à Toulouse pour assister aux obsèques de son ami, qui se tiennent le lendemain en la chapelle Notre-Dame de Roqueville, au bord du canal du Midi. « Tu n’avais pas imaginé que tu mourrais ainsi, tué par une arme de guerre et des fanatiques qui haïssent ce que tu incarnais, déclame Michel Bernard dans l’église. Tu n’aurais pas imaginé cette fin, celle d’un combattant désarmé. Tu pensais, à 68 ans, que la vertu du sacrifice en toi resterait inemployée, alors tu parlais de ton grand-père, ancien combattant de la Grande Guerre, tu parlais de ton père, résistant valeureux de 1940-1945. Tu es maintenant tout étonné d’être à côté d’eux, avec des blessures de guerre dans ton corps. »
C’est « vers midi » le lendemain 16 janvier, à son retour à Reims, qu’il reçoit le coup de fil de son supérieur, le préfet de la Marne : « Michel, il faut préparer l’inhumation de Kouachi. Bien, vite, discrètement. » Michel est « effaré ». Les deux frères djihadistes ont été abattus par le GIGN. Le permis d’inhumer a été délivré le mardi 13 janvier. L’aîné résidait dans le quartier de Croix-Rouge, au sud de la ville. Sa femme avait voulu, cinq ans plus tôt, se rapprocher de sa famille de Charleville-Mézières. « Le couple était logé par un bailleur social depuis 2012 », lorsque naît leur fils, raconte Me Antoine Flasaquier, commis d’office après les attentats, dont le récit prend ici opportunément le relais de celui du sous-préfet. Désormais veuve, Mme Kouachi a fait savoir qu’elle souhaitait que Saïd soit inhumé dans la ville.
A la radio, Arnaud Robinet, maire (Les Républicains) de Reims, a protesté : « Qu’ils aillent se faire inhumer là où ils voulaient tant partir ! » Il se reprend un peu plus tard pour expliquer que « l’Etat [l]’a rappelé à [s]es obligations ». Les édiles ne peuvent refuser un corps si le défunt habitait dans la ville, y est mort ou compte dans la cité un caveau familial. Reste à organiser l’enterrement. « En m’appelant, le préfet avait eu cette délicate attention : “Dites-moi si ça vous gêne”, raconte Michel Bernard. Je me dis : je vais faire mon travail. Je pourrais expliquer “parce qu’on est en France”, “parce que je suis chrétien”, mais non, je ne réfléchis pas à ça. Je sais seulement que Bernard m’aurait dit : bien sûr, il faut que tu fasses le boulot. On peut trouver beaucoup de critères pour distinguer le civilisé du barbare, cet enterrement en est un. J’ai eu le sentiment qu’agissait sur moi une éducation. »
Le haut fonctionnaire réunit dans une salle de la sous-préfecture les pompes funèbres musulmanes (celles qui, loin de Reims, et après plusieurs refus concurrents, ont fini par accepter la mission), avec les services de la mairie, la police et la gendarmerie, la sécurité intérieure et, enfin, l’ex-avocat de la veuve de Saïd Kouachi. Celle-ci a accepté de ne pas se rendre à l’inhumation, pour éviter que la tombe, repérée, ne devienne un lieu de pèlerinage. « Un moment délicat, commente sobrement le sous-préfet, dans lequel j’ai pris soin de ne mettre aucun affect. J’ai affaire au corps d’un homme qui est mon ennemi, il a tué un de mes meilleurs amis, mais c’est le corps d’un homme, il doit être traité dignement et il faut que ça se passe bien. » Il ne fera pas d’objection à l’observation des rites, comme le lavage du corps et la prière des morts, avant l’enterrement prévu après minuit.
Ce soir-là, Michel Bernard n’a pas manqué de penser aux milliers de dépouilles allemandes, celles qu’après 1918 les familles voyaient arriver d’un mauvais œil dans les cimetières, « mais devenus aujourd’hui un trait d’union entre les pays, ce que ne sera jamais la tombe de Kouachi », observe le représentant de l’Etat. Les pompes funèbres choisissent de creuser la tombe sans pelleteuse, pour ne pas alerter le voisinage, prolongeant les obsèques jusqu’à 3 heures du matin tant le sol a gelé dans le carré du cimetière que le sous-préfet ne citera jamais : « C’est facile à trouver, je ne veux plus savoir, je ne veux pas le dire », lance-t-il. C’est le seul moment où un haut-le-cœur, vite maîtrisé, crispe son visage et secoue son récit républicain. Comme les « poilus », il n’a mis aucun lyrisme inutile dans le récit objectif de son chemin de larmes. Dans ce précipité contemporain où l’amitié dévastée bouscule la rigueur de l’Etat, le préfet-philosophe ne décèle aucun hasard. « Bernard avait une longue fréquentation d’Homère et une densité rare. Le meurtre a fait de sa vie une tragédie pure, lui donnant un sens qu’il n’attendait pas. »