Si je suis revenu me remettre les mains dans le cambouis de la « politique » en 1988 pour retravailler avec Michel Rocard, alors que j’étais Directeur à la SVF alors filiale du groupe Pernod-Ricard, c’est sur l’insistance de Jean Pinchon.
Au téléphone il me dit « Ne jouez pas au con, votre place est au 78 rue de Varenne… »
La suite de la conversation d’ordre privé touchait à une question d’importance : n’étant pas fonctionnaire, qui allait me rémunérer.
Si j’évoque Jean Pinchon c’est que dans son panthéon personnel Jacques Poly y occupait une place de choix, même la première sans doute.
Dans ses Mémoires d’un paysan (1925-2009) Jean Pinchon raconte alors qu’il vient d’être nommé Directeur du cabinet d’Edgar Faure Ministre de l’Agriculture :
« … dès que le Ministre prend ses fonctions, je m’installe avec lui rue de Varenne et, dans une atmosphère sympathique, je l’aide à constituer un cabinet qui durant longtemps, passera pour un modèle de solidité et d’efficacité. Spontanément, je m’entoure d’anciens camarades de l’Agro qui m’ont marqué par leur intelligence leur indépendance d’esprit, leur rigueur.
Je sollicite d’abord Jacques Poly, le major d’entrée et de sortie de ma promotion, généticien de grande valeur et futur président de l’INRA qui lisait L’Humanité quand nous étions étudiants et qui est resté un homme de gauche.
Quand je l’appelle, il réagit vivement : « Mais enfin, Jean, qu’est-ce que tu veux que j’aille faire dans un gouvernement de droite ? » J’insiste : « Jacques, il ne s’agit pas de droite ou de gauche ; il s’agit de se battre pour aider l’agriculture française à se moderniser à l’heure du Marché Commun. J’ai besoin de toi ; sans toi je ne peux mener mon travail à bien. Tu viens, sinon je ne peux pas rester ! »
Le site de l’INRA vient de mettre en ligne :
Dans mes fonctions j’ai bien sûr côtoyé Jacques Poly, l’homme était simple, sympathique, d’abord facile, jouant de son côté bourru pour faire passer des convictions qu’il avait bien ancré. Il aimait par-dessus tout relever les défis d’une vraie controverse.
Jacques Poly, « pour une agriculture plus économe et plus autonome »
Figure emblématique et homme de conviction, le premier président-directeur général de l’Inra a fait entrer l’agriculture française dans l’ère de la modernité et de l’efficacité.
« Il ne fait jamais avoir raison trop tôt... ni tout seul. »
Ce qui n’était qu’un trait d’esprit pour divertir ses collaborateurs résume parfaitement la carrière et la philosophie de Jacques Poly.
Né le 23 mars 1927 à Chapelle-Voland (39), ce Jurassien gardera de sa jeunesse rurale l’amour de la nature et de la forêt, mais aussi le sens concret des réalités agricoles. Jacques Poly entre à 19 ans à l’Institut national agronomique à Paris (INA, aujourd’hui AgroParisTech) et en sort major de sa promotion en 1948. Alors que toutes les prestigieuses carrières administratives lui sont ouvertes, comme le génie rural ou les eaux et forêts, il choisit la voie incertaine et peu rémunératrice de la recherche agronomique à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), qui vient tout juste d’être créé.
Confirmant son caractère audacieux, Jacques Poly opte, à la fin de son année de spécialisation, pour la discipline naissante de la génétique animale. En 1949, lors d’un congrès à Copenhague, Jacques Poly découvre le testage des taureaux d’insémination artificielle pour l’amélioration des bovins laitiers, d’une manière inédite et résolument scientifique. Commence alors sa croisade pour faire évoluer les pratiques de sélection en France, jusqu’alors dominées par des pratiques subjectives, les ventes de taureaux s’apparentant plus à des concours de beauté qu’à des choix rationnels sur les performances objectives des animaux.
De l’Inra au ministère de l’Agriculture…
De scientifique, sa carrière prend un tour plus politique en 1965 lorsqu’il est appelé au cabinet d’Edgar Faure (ministre de l’Agriculture) comme chercheur délégué pour préparer et faire aboutir une loi qui doit permettre à l’élevage français de rattraper son retard par rapport à ses partenaires européens. La moyenne de production des vaches contrôlées s’élevait alors à 2 600 kilogrammes en France, contre 4 000 aux Pays-Bas. La loi sur l’élevage du 31 décembre 1966 prévoit les structures nécessaires pour faire progresser rapidement le niveau génétique du cheptel français. Le choix des reproducteurs ne sera plus fondé sur leur apparence mais sur une évaluation objective des animaux. Se met en place une organisation de la sélection animale unique au monde : tout ce qui est pesé, mesuré, quantifié sur les animaux domestiques est centralisé à l’Inra pour une interprétation au service des éleveurs.
Cette période ministérielle passée, celui qui aimait bien citer Paul Valéry et son fameux « n’entrons pas dans l’avenir à reculons » reprend en 1971 du service en génétique animale à l’Inra. Il veillera entre autres à l’application de la loi sur l’élevage en matière d’identification des cheptels, à l’instrumentation informatique du traitement des données, ou encore à l’impulsion de l’exportation des reproducteurs des races françaises, désormais parvenues au meilleur niveau.
Figure paternaliste, Jacques Poly prend aussi le temps de connaître intimement cette désormais grande maison, tant ses hommes (plus de 6 000 personnes en 1972) que ses recherches, à lire des milliers de pages de dossiers de chercheurs lors des concours de promotion, à visiter tous les sites d’implantation de l’Inra.
De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace
Visionnaire et engagé, Jacques Poly publie en juillet 1978 un rapport fameux intitulé « Pour une agriculture plus économe et plus autonome », qu’il ouvre avec ces mots : « Notre agriculture se révèle quelque peu essoufflée à la suite d’une longue course à la productivité […]. La société est de plus en plus vigilante vis-à-vis des problèmes de pollution ou de nuisances […]. Les pratiques agricoles de demain auront certes à se préoccuper davantage de la préservation de nos ressources naturelles et d’un environnement rural agréable et harmonieux. »
L’audace paiera une fois de plus. Quelques jours après la publication de son rapport, Jacques Poly est nommé directeur général de l’Inra puis, en 1980, premier président-directeur général de l’institut. Il le restera jusqu’en 1988. Sous son influence, l’Inra investit le créneau des biotechnologies et devient l’un des tout premiers centres de recherche agronomique au monde.
Celui qui était fier d’avoir visité plus de 2 000 exploitations agricoles décède à Paris le 20 novembre 1997 des suites d’une longue maladie.
Témoignage Sept flashs sur Jacques Poly et une époque de certitude… (De 1950 à 1995).
Bertrand Vissac
été 1996. ICI