Au Bourg-Pailler, en été, lors de ce qu’on ne nommait pas les grandes migrations, les chassés croisés de Bison Futé, nous voyions défiler les autos des estivants se rendant aux Sables d’Olonne ou du côté de Brétignolles ou de Saint-Gilles-Croix de Vie.
Notre jeu, nous n’avions pas la télé, c’était de tenir la comptabilité des marques des autos et celle des plaques minéralogiques.
« Les 75 » majoritaires, constituaient pour nous la fine fleur des estivants, ces chanceux qui allaient se faire bronzer sur les plages de sable fin.
La plupart d’entre eux étaient des filles et des gars de la campagne montés à Paris pour trouver du boulot. Ils logeaient dans de grands immeubles modernes érigés à la hâte sur les grandes plaines de la périphérie de Paris.
Et pourtant, les gens de chez nous les brocardaient comme on le fait à propos des belges, « les 75 » faisaient l’objet de petites histoires où ces émigrés n’étaient même pas capable de distinguer une vache d’un taureau bien membré.
Un homme, un grand commis de l’État, nommé par Michel Debré, alors Premier Ministre, Paul Delouvrier, se chargea de concevoir l’aménagement de la banlieue parisienne pour accueillir ces migrants « souchiens » comme dirait le joyeux Alain Finkielkraut.
C’est lui qui décida de construire cinq villes nouvelles qui rempliraient des fonctions déléguées, démographiques, logistiques ou aéroportuaires.
À propos, pouvez-vous me les nommer ces 5 villes nouvelles ?
Mais ce ne fut pas la seule novation.
« On ne pouvait, c’était la grande intuition de Delouvrier, porter de grands projets sans réformer aussi les administrations concernées. Il avait ainsi plaidé pour une refonte complète des départements franciliens, façon de peut-être rendre à la France sous une forme anamorphosée et réduite, une partie des dix-sept départements de l’Algérie perdue. Celui de la Seine donnerait ainsi naissance à quatre départements : l’un se confondrait au centre avec la ville de Paris, qui conserverait le chiffre 75, et se trouverait enchâssé entre trois entités nouvelles, les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val de Marne, numérotés 92, 93, 94 – chiffres jadis attribués à des départements d’Algérie. L’ancien département de la Seine-et-Oise, qui correspondait à la grande couronne de Paris, laisserait sa préfecture, Versailles, aux Yvelines, quand sa partie sud deviendrait l’Essonne et sa partie nord le Val-d’Oise, qui prendraient tous les deux des villes nouvelles, Évry et Cergy-Pontoise, comme préfectures – mais Versailles était, à sa manière, aussi une ville nouvelle. Laissée intacte, la Seine-et-Marne viendrait enfin refermer à l’est ce dispositif impeccable, le casse-tête territorial résolu de l’aménagement de la ville capitale.
Il restait pourtant un évident point faible : le département de la Seine-Saint-Denis, concédé par le pouvoir gaulliste aux communistes, et laissé depuis presque à l’abandon, comme si le département qui tenait son nom du lieu où se trouvait le tombeau des rois de France devait demeurer un point aveugle du jacobinisme. La nouvelle carte de l’Ile-de-France ressemblait à cette illusion optique qui consistait, en fixant un point noir, à en faire disparaître un autre, situé juste à côté mais qui tombait à l’emplacement où le nerf optique de raccordait à la rétine – c’était ainsi que disparaissait la Seine-Saint-Denis, servitude fonctionnelle de Paris, territoire presque maudit du nord-est dont le nom lui-même finirait par disparaître derrière un numéro prophétique et vengeur, le 93, qui se décomposerait à son tour en deux chiffres, hâtifs et maladroits, 9-3, qu’on verrait dessinés à la bombe sur les ruines de la ville moderne par ses ressortissants analphabètes. »
Extrait du Le Grand Paris Aurélien Bellanger roman Gallimard pages 20-21
Les 75 de mon enfance n'étaient donc pas tous des Parigots mais des habitants du défunt département de la Seine.