À méditer par tous ceux qui passent leur temps à s’écharper sur Face de Bouc, y compris moi-même si je n’y participe guère.
Umberto Eco en était bien conscient quand, quelques mois avant sa mort, s’adressant incidemment aux journalistes en marge d’une cérémonie où il fut fait docteur honoris causa à Turin, le 10 juin 2015, il fit une déclaration qui en fit grimacer plus d’un et mit le feu à quelques consciences coupables.
« Les réseaux sociaux donnent le droit de parler à des légions d’imbéciles qui, jusque-là, ne parlaient qu’au bar après un verre de vin, sans causer de dommage à la collectivité. On les faisait taire aussitôt, alors que désormais ils ont le même droit à la parole qu’un prix Nobel. C’est l’invasion des imbéciles. »
Dans L’imbécillité est une chose sérieuse, Maurizio Ferraris s’interroge :
« Comment se permettait-il ? À qui faisait-il allusion ? Il faisait allusion à vous et à moi, par exemple, une « race curieuse de la vie d’autrui et paresseuse quand il s’agit de redresser la sienne », comme disait saint Augustin. Des gens prêts à dire que l’humanité est parfaite et qu’elle est pervertie par la technique, qui l’aliène, l’éloigne d’elle-même, la transforme et la déforme, en un mot la rend imbécile. L’indignation et la dénonciation de l’aliénation sont des façons de détourner les yeux, en les détachant de l’évidence, ou mieux encore : du fait que, loin d’être une aliénation, la technique est révélation de ce que nous somme, au-delà des rêves et des mystifications. C’est dire notamment que nous ne sommes prêts à diffuser et à conforter les pires sottises grâce à des instruments qui nous permettent de nous faire connaître pour ce que nous sommes, en notifiant, urbi et orbi notre imbécillité, qui est du reste, ne l’oublions pas, la caractéristique propre de l’humain – l’intelligence et l’abnégation étant, c’est bien connu, des vertus rares et justement applaudies pour leur anormalité. »
Pour lui « La technique, quelle qu’elle soit, ne nous aliène pas, ni ne nous rend stupides. Simplement, elle potentialise vertigineusement les occasions de nous faire connaître pour ce que nous sommes : plus présente est la technique, plus grande est l’imbécillité perçue. Nous ne sommes pas du tout plus imbéciles que nos ancêtres, et il est hautement probable que nous soyons plus intelligents qu’eux. Moins goinfres (avez-vous prêté attention à ce qu’on mange dans les romans du XIXe siècle ?), moins alcooliques (amusez-vous à compter le nombre de bières que Maigret est capable de boire en une journée), plus libéraux et moins autoritaires ou moins enclins au fanatisme (les bûchers de sorcières ne sont plus de pratique courante, moyennement plus instruits et alphabétisés.
Et c’est là qu’est justement le problème.
Dans le monde d’Internet, nous assistons à un phénomène qui, dans son ensemble, peut être considéré comme un fruit des Lumières, celui de la capacité de chacun à penser par lui-même : les gens cherchent, se documentent, discutent. Qu’ensuite le fruit de ses pensées autonomes puisse ne pas plaire, quitte même à paraître arrogant, agressif ou simplement imbécile, c’est un fait. »
« À cause des caractéristiques intrinsèques du Web, aujourd’hui l’imbécillité est donc plus documentée et plus répandue, parce que ce qui autrefois était la prérogative de Francis Bacon, Lord chancelier d’Angleterre – écrire pour exercer ses doigts – est devenu l’habitude la plus répandue qui soit. Il n’est plus de vie qui passe sans laisser de traces, il n’y a pas de fonds de tiroir, de notes, de brouillons. Tout est publié, littéralement, à la vitesse de la lumière : c’est une apocalypse sans messianisme, dès lors que la révélation totale ne se fait pas même attendre un instant. »