Au Bourg-Pailler, dans l’aire, les poules de mémé Marie vivaient en une liberté sans limites, elles fientaient partout ce qui avait le don de mettre en rogne Arsène, mon père, le fils unique de mémé Marie, elles pondaient dans les lieux les plus improbables et je faisais en fin de journée la chasse aux œufs, lorsqu’elles étaient couesses (prête à couver) les poules déployaient des trésors d’imagination pour planquer leurs œufs. Je signale aux petites louves et aux petits loups que la basse-cour était doté d’un coq qui copulait dans le style Stakhanov. Tout ce petit monde, à la nuit tombante, allait se réfugier sagement dans le poulailler, une cabane, pourvue d’un vaste perchoir, situé sous un cormier. Se coucher comme les poules a un sens, d’ailleurs lorsque j’avais envie d’impressionner mes petits camarades je me saisissais d’une poule, je plaçais délicatement sa tête sous l’une de ses ailes, je la berçais, elle s’endormait et je la posais sur le sol : effet garanti !
J’ai donc vécu au milieu des poules toute ma prime jeunesse… je leur balançais du grain lorsque j’étais rentré de l’école, je faisais la chasse aux œufs et j’allais tirer le verrou du poulailler après dîner.
Lorsque mon frère Alain, revenu de son service militaire en Algérie, a cherché des revenus supplémentaires sur la petite métairie du pépé Louis, époux de mémé Marie, il céda aux sirènes des marchands de farine qui lui firent construire un poulailler industriel. Il manqua manger la baraque, il ne dû son salut qu’à l’intervention musclée de Bernard Lambert « le Crédit Agricole paiera ! », mais c’est une autre histoire, il a fini sa carrière d’éleveur chez l’impayable Gérard Bourgoin.
Les poules enfermées dans « le goulag rural » n’étaient pas encagées elles pouvaient se promener dans l’espace du poulailler aussi encombrée que la place Saint Marc à Venise. Leurs œufs n’étaient pas destinés à la consommation mais à la reproduction : ils partaient chez un accouveur pour faire des poussins qui s’en iraient dans un autre « goulag rural » pour faire des poulets de chair.
Ainsi va la vie le petit-fils de la mémé Marie, éleveuse de poules en liberté, mais aussi « tueuse » de poules et de poulets pour tout le voisinage, a embastillé ses poules en leur faisant bouffer de la farine. Bref, ça résume bien ce qu’ont été les fameuses 30 glorieuses qui se sont vautrées, après mai 68, dans la société de consommation.
De nos jours, les retraités ruraux ont des poules et, même à Paris, au collège Mendès France dans le XXe mon association d’agriculture urbaine Veni Verdi élève quelques poules.
C’est le cas de JB, l’ami du Henri-Pierre, un gars d’la Mothe, d’en haut qu’on disait car ses parents habitaient en haut de la côte montant à la gare de la Mothe-Achard, importante au temps des foires car on y expédiait le bétail sur pieds vers la Villette. À mi-côte y’avait la coopé qui fabriquait du pain ce qui ne plaisait guère au p’tit Louis Remaud le père de mon copain Dominique qu’était aussi copain avec Gervais l’un des frères d’Henri-Pierre. Je n’ai jamais mangé du pain de la coopé, nous avions une « coche » à la boulangerie Remaud. (la coopé a fait faillite, faut dire sans être mauvaise langue qu’on se la coulait douce à la coopé...).
La « coche » était une tige de châtaignier, fendue en deux, c'était la coche de pain comptabilisant, dans le cadre de l'échange blé-farine-pain, le nombre de pains fournis. Nulle contestation possible puisque, la coche, l'entaille, se faisait en réunissant les 2 lattes fendues, celle du boulanger (suspendue dans l'arrière-boutique, portant le nom du bénéficiaire) et celle du paysan qui la présentait à chaque achat...
Trêve de souvenirs, passons aux poules de retraité en semi-liberté :
Divine omelette
Roselyne, la vieille poule noire, est morte le mois dernier, de vieillesse sans doute. Elle et sa compagne Ségolène, la grosse rousse, avaient mal vécu l'arrivée des deux nouvelles, deux jeunes pipiches en provenance d'un élevage de poules pondeuses « bio ». Trois euros la poule ! Une misère pour ces deux stakhanovistes de l'oviducte. Il est vrai que les deux ancêtres galliformes occupaient les lieux depuis plus de dix ans et qu'elles avaient pu percevoir cette arrivée comme une intrusion insupportable dans ce qu'elles considéraient comme leur propriété exclusive. Elles étaient bizarres les nouvelles et plutôt moches, toute déplumées, agitées comme des malades et affublées d'un bec à la pointe coupée. Sans doute cette mesure avait-elle été dictée par les raisons de sécurité qui gèrent l'univers concentrationnaire au sein duquel elles avaient vécu leurs trois premières années. Dès que vous approchiez de l'enclos, elles grimpaient au grillage et vous sautaient dessus dès que vous posiez un pied à l'intérieur. Elles se précipitaient sur les grains jetés au sol comme si elles avaient peur de manquer ou que « les autres » leur piquent leur part. Ces « autres » les regardaient faire, surprises et patientes, l'œil rond et roulant du col. Elles auraient haussé les épaules si elles avaient pu. Ce comportement surprenant devait être dû à la lutte pour la survie qu'elles avaient connue et que favorise le genre d'élevage industriel d'où elles venaient, et nous nous demandions ce qu'il pouvait bien avoir de « bio », cet élevage. Mais au moins, elles, elles pondaient. Je n'avais même pas songé à leur attribuer un prénom, me contentant de l'expression « les deux foldingues ». Elles ont cohabité à quatre pendant quelques semaines et les deux jeunettes se sont refait peu à peu un plumage décent, sans que change leur comportement, leurs trois ans de goulag ayant laissé sur elles une empreinte indélébile. Un jour, Roselyne a commencé à décliner (pulla, -a, -am, -ae, -ae, -a !).
Elle restait prostrée dans un coin du poulailler. Son œil avait terni, elle semait ses plumes derrière elle et sa crête s'était affaissée sur le côté. « La noire file un mauvais coton », dit Dominique en revenant de sa visite matinale, deux œufs à la main, ceux des nouvelles, les vieilles ne pondant plus depuis longtemps. Sans doute, en d'autres lieux, eussent-elles fini en poules-au-pot à la mode Henri IV. Le lendemain, elle gisait sur le côté, sous la cabane, présentant les signes évidents d'une rigidité toute cadavérique. La rousse s'est-elle sentie délaissée ? La perte de sa camarade avait-elle affecté son moral de gallinacée ? Elle est devenue le souffre-douleur des deux autres, mauvaises « comme la gale » et promptes, comme bien des humains, à harceler le plus faible du groupe. Ce matin, elle était morte. Dominique l'a enterrée dans le talus de la haie du fond, près de l'autre. Peut-être, au paradis des poules, sont-elles en train de pondre en rafales les œufs de futures omelettes divines ?
J.B. Le 19/10/17