Monsieur,
Robert Brasillach fut effectivement le seul traître écrivain, parmi ceux qui n'avaient pas activement servi l'ennemi, pour lequel j'ai dérogé au principe que je m'étais fixé : je n'ai pas commué sa peine. S'il a été fusillé, en ce matin glacial, triste et brumeux du 6 février 1945, malgré les appels de ses confrères les plus méritants, c'est que lui, j'estimais le devoir à la France. Cela ne s'explique pas. Dans les lettres aussi, le talent est un titre de responsabilité et il fallait que je rejette ce recours-là, peut-être, après tout, parce qu'il m'était apparu que Brasillach s'était irrémédiablement égaré. Je précise tout de même que ma décision n'eut rien à voir avec les orientations sexuelles de cet auteur, dont je reconnais par ailleurs, comme vous, la phénoménale culture. Si je me rappelle si bien de ce matin-là, c'est qu'à chaque dernière nuit d'un homme que je pouvais gracier, je ne fermais pas l'úil. A ma manière, il fallait que je l'accompagne.
Bien sincèrement à vous,
Charles de Gaulle
« Que la poésie se lève pour flageller les bourreaux, exalter l’héroïsme des torturés, garder la fière mémoire des fusillés, c’est sans nul doute l’une des missions les plus humaines eu temps présent. Mais que cette poésie soit souvent signées de poètes qui, par ailleurs, louent le bourreau, louent le tortionnaire, insultent les fusillés, mentent sur les tombes d’une autre résistance « mue » par les mêmes mobiles – la défense de l’homme contre la tyrannie – cela nous amène par une effrayante alchimie, à la négation de toutes les valeurs affirmées. L’or pur n’est plus que vase trouble. La conscience de l’écrivain se révèle pleine de noires coulisses. La voix passionnée du chant n’est plus que celle du faux témoin. La qualité poétique de l’œuvre d’Aragon m’a quelquefois paru émouvante et même excellente ; mais combien d’hommes dont il chercha l’enseignement, qu’il aima ou feignit d’aimer en URSS et dans la IIIe Internationale ont subi la torture et la mort des fusiliers sans qu’il s’en émût ? Sans qu’il se soit posé à leur endroit la question élémentaire de l’innocence ou de la culpabilité ? Sans qu’il se soit interrogé sur la sinistre gravité des répressions paradoxalement justifiées par l’ « humanisme révolutionnaire » ? Aragon écrivit autrefois, en 1937 je crois, dans Commune des pages incroyables sur les accusés des procès de Moscou. Qu’il eussent ou non conspiré, ces vieux socialistes méritaient au moins le respect humain qu’un tribunal de vainqueurs accorde à Nuremberg aux chefs du nazisme. (…)
L’allégeance de l’écrivain au parti d’une grande puissance accoutumée à fusiller beaucoup, est dans ce cas précis une explication suffisante. Mais dès lors comment comprendre ces vers sur les traîtres écrits par un autre poète du même parti (Paul Éluard) :
Ils nous ont vanté nos bourreaux
Ils nous ont détaillé le mal
Ils n’ont rien dit innocemment.
Oui, comment les comprendre ? Constatons la désintégration psychologique. Constatons que le poème, si parfait qu’il puisse être dans sa coulée, rend un son faux. Le lecteur croît entendre la voix d’un défenseur de la liberté, d’un ennemi des fusilleurs d’innocents, et le lecteur est trompé. Et l’on s’inquiète. Mais que se passe-t-il donc dans l’âme de ces poètes ? Le poète est tout à coup dépouillé de sa clarté. « Qu’est-ce que la vérité ? » demandait Ponce Pilate au condamné. Des milliers d’hommes formés par les disciplines intellectuelles à la pensée scientifique – semble-t-il – répondent en fait : « C’est le commandant en chef de mon parti… » Mort de l’intelligence. Mort de l’éthique. »
Victor Serge La tragédie des écrivains soviétiques 1947
« Dans L’Archipel du Goulag, Alexandre Soljenitsyne rapporte une scène qui se déroule au camp n°5 de l’Ounjlag (centre-sud de la Russie), à peu près au moment où Sartre, Merleau-Ponty et Bourdet reproche à leur camarade Rousset (ndlr. David Rousset), d’ignorer le prisonniers politiques du camp occidental, singulièrement ceux de Grèce, « Après le travail, on chasse les détenus jusqu’à la conférence, raconte Soljenitsyne. Le camarade, à vrai dire, n’a pas achevé ses études secondaires, mais, politiquement parlant, il donne de façon irréprochable une conférence nécessaire et opportune : « Sur la lutte des patriotes grecs ». Les zeks (nom donnés aux prisonniers du Goulag à partir de l’abréviation officielle « Z/k ») sont assis, endormis, ils se cachent derrière le dos de leurs voisins : pas la moindre marque d’intérêt. Le conférencier raconte les terrifiantes persécutions des patriotes, poursuit Soljenitsyne, et comme quoi les femmes grecques en pleurs ont écrit une lettre au camarade Staline. Fin de la conférence. Cheremeteva se lève, une femme comme ça, de Lvov, un peu simple, mais rusée, et elle demande : « Citoyen chef ! et nous autres, dis voir, à qui c’est-y qu’on pourrait écrire ? »
Né à Bruxelles, le 30/12/1890
Mort à Mexico, le 17/11/1947
Victor Serge, de son vrai nom Viktor Lvovitch Kibaltchiche (В.Л. Кибальчич) était un révolutionnaire russe et écrivain francophone, né en Belgique d’un père ancien officier russe (converti au socialisme) et d’une mère issue de la noblesse polonaise, émigres politiques.
Après quelques errances durant son adolescence, il milita au sein des milieux anarchistes belges, français et espagnols. En France, il travailla comme imprimeur pour les anarchistes et employa un homme nommé Valentin qui défraya la chronique comme membre actif de la bande à BONNOT. Les frasques de Valentin coûtèrent (injustement) quelques années de prison à Victor Serge.
Il rejoint l’URSS en 1918 et devint un membre actif de la IIIème Internationale. Cette activité lui vaudra d’être déporté en Sibérie pour avoir lutté contre Staline qui semble leur confisquer la Révolution. Naturalisé citoyen soviétique, Victor Serge va passer dix-sept ans en Russie.
Libéré en 1936, il séjourne en Belgique et en France avant de fuir au Mexique en 1940. Pendant sept ans il continue l’écriture de ses derniers romans et ses mémoires et vit pauvrement.
Il sera persécuté par la GUEPEOU (Police politique soviétique) jusqu’à sa mort en 1947.
Il fut l’ami de Trotski et côtoya des hommes comme Boukharine, Zinoviev et Staline.
Il a laissé une œuvre considérable aussi bien comme romancier qu’historien ou poète. Proche des milieux anarchistes, il est à la fois acteur et témoin des grandes révolutions, et principalement du grand bouleversement de la Russie.
Honnête et intelligent il fut l’un des premiers à dénoncer les tricheries et les malversations staliniennes tout en restant un homme épris de justice, de liberté et un combattant pour l’égalité des Hommes.
Aragon, l'écrivain qui préférait Staline à Proust
Tandis qu'on célèbre le 30e anniversaire de la mort d'Aragon, l'ancien dirigeant du PCF Pierre Juquin consacre une volumineuse biographie à ce «personnage tragique de la tragédie des communistes». Fabrice Pliskin l'a rencontré.
A 82 ans, Pierre Juquin, ancien député communiste rénovateur exclu du PCF en 1987, publie le premier tome d'«Aragon. Un destin français», biographie-fleuve, biographie-Volga du poète et romancier, mort il y a trente ans. Cosmogonie critique d'un ogre des mots et des mètres.
C'est en 1957 que Juquin rencontre Louis Aragon, cet archétype de «la première génération rimbaldienne» (comme il se définissait lui-même), dandy anar passé du surréalisme au soviétisme et de dada à «da, da», stakhanoviste de la rime, prima donna de la comédie politico-littéraire, grand fauve boulimique qui sut ingérer mille écoles esthétiques, des troubadours à Barrès, de Racine à Maïakovski, de Lautréamont à Zola. Rencontre avec son biographe.
Le Nouvel Observateur Vous avez écrit la biographie d'Aragon qui, au Parti communiste, était votre camarade. Quelle image gardez-vous de lui?
Pierre Juquin Aragon, c'était Talma [immense comédien français (1763-1826), NDLR]. Je me souviens d'une rencontre avec lui en 1967, pendant la guerre du Vietnam. Le Parti communiste intensifiait son action pour la paix. Il se préparait une exposition avec Picasso. On demande à Aragon d'écrire un manifeste. Waldeck Rochet, le secrétaire général du PC, me dit: «Aragon est très occupé. Il ne veut pas le faire, mais souhaite que ça se fasse. J'ai obtenu que tu puisses aller le voir chez lui, rue de Varenne. Bonne chance, l'humeur est très mauvaise.» Je gratte un texte-manifeste. Je fais de mon mieux.
Aragon me reçoit. Il me dit: «Mon petit, on m'en demande trop. Si ça continue, je me jette par la fenêtre.» Je m'assois dans le fauteuil couleur boue des tranchées. Il commence à marcher de long en large sur ses grands fuseaux. Il me parle de Gorki, de la construction du canal de la mer Blanche, de Malraux, de mille choses passionnantes, peut-être un peu romancées. De temps en temps, il se regarde dans le miroir. Comme chacun sait, il détestait son image, mais il la regardait à chaque pas. Au bout de plus deux heures, il a besoin de sortir. Elsa entre, avec un grand plateau. Samovar, thé à la russe. Elle est charmante. Elle me dit: «Soyez patient, LOU-IS signera votre texte.»
Puis elle ressort dans le couloir et elle lui fait la leçon. Il revient, très digne. Il me dit: «Mon petit, il faut savoir terminer une grève. Tu as un papier?» Il dévisse le bouchon de son stylo à encre bleu Waterman. Il s'assoit et commence à lire mon texte. Il raie la première phrase. Il écrit quelque chose à la place. Je me dis avec inquiétude que mon papier n'est pas bon. Il lit le texte jusqu'au bout. A la fin, il me le tend et il me dit: «Je signe.» Je regarde sa correction. J'avais écrit: «La guerre des Etats-Unis au Vietnam.» Il a rectifié: «La guerre américaine au Vietnam.» Et Aragon de jouer à Aragon et d'ajouter: «Tu as compris: ça change tout.» Mais il le faisait avec une élégance. Il avait la classe. C'était le roi Louis.
C'est ce jour-là, je crois, qu'il m'a dit: «Ce parti a tous les défauts que tu lui connais, et d'autres, mais c'est le seul pour faire la révolution.» C'est le pari qu'il avait fait dès 1927, année où il entre au Parti. C'est le pari de Pascal. Il l'a dit. Et son ami et admirateur Antoine Vitez a repris cette idée dans «Ma nuit chez Maud» d'Eric Rohmer, où il improvise, à la demande du cinéaste, une théorie du pari de Pascal qui serait non plus chrétienne, mais marxiste. Cette théorie vient droit d'Aragon.
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