Si vous êtes abonné comme moi, qui le suis depuis la nuit des temps, le temps où il fallait dire un pater et deux ave, à Télérama, vous pourrez lire ICI la prose du sieur Couston sur La reconquête de terroirs oubliés
Vendange volcanique dans le Puy-de Dôme
Si vous ne l’êtes pas, bravant les foudres du copyright, me considérant comme un quasi-actionnaire de Télérama, je vous l’offre.
C’est mon côté insoumis !
L'illustration de cette chronique va en ce sens...
S’il n’était pas devenu vigneron, Patrick Bouju aurait pu être archéologue. « Quand on a le nez dans la terre du matin au soir, à tailler, à gratter, on met au jour des tessons de poteries, des morceaux d’amphores. On comprend alors qu’on n’est pas le premier à travailler le sol, qu’on n’a rien inventé. Depuis deux mille ans, cette terre vit. C’est l’histoire qui dessine les paysages. »
L’agriculteur est aux premières loges pour les observer et y voir ressurgir le passé. Installé sur les bords de l’Allier, aux portes de Clermont-Ferrand, Patrick Bouju, la quarantaine, cultive une dizaine d’hectares en plein territoire arverne. L’une de ses parcelles descend en pente douce du puy de Corent, célèbre dans la région, comme Gergovie ou Gondole, pour abriter un oppidum gaulois. Ce village fortifié, qui compta jusqu’à vingt-cinq mille habitants, fut sans doute la capitale des Arvernes et la ville natale de Vercingétorix.
Gaulois cultivés
Il n’a pas fini de livrer ses trésors, puisqu’une récente campagne de fouilles a permis d’y découvrir une cave gauloise et les débris d’une centaine d’amphores. Venu des coteaux lointains de l’Italie, le vin n’était alors ni produit ni consommé localement mais servait à des offrandes en l’honneur de divinités. Pour les Gaulois, grands buveurs de cervoise, ancêtre de la bière à base d’orge et d’herbes aromatiques, il était encore un produit rare et sacré. « Une amphore de vin pouvait valoir plusieurs esclaves », précise Patrick Bouju. A force de déterrer fossiles et artefacts dans ses rangs, le vigneron-archéologue s’est passionné pour la période celtique. « On commence à redécouvrir les Gaulois depuis une vingtaine d’années. Le cliché du guerrier qui passe son temps libre dans des banquets n’a plus lieu d’être. C’était un peuple cultivé, commerçant, extrêmement raffiné. »
Bien qu’il soit l’un des plus anciens de France, le vignoble du Puy-de-Dôme souffre d’un déficit de notoriété auprès du grand public.
Dans le même élan qui l’a vu se lever pour défendre ses ancêtres les Gaulois, Patrick Bouju s’est mis en tête de réhabiliter le vin de son pays d’adoption. Originaire d’une famille tourangelle, dépourvu d’ascendants vignerons, il s’est installé en Auvergne à la fin des années 1990 pour suivre la mère de ses enfants. Ingénieur chimiste de formation, passé par l’informatique, il découvre le vin par l’intermédiaire d’amis vignerons chez qui il participe, à l’occasion, aux vendanges. Bien qu’il soit l’un des plus anciens de France, le vignoble du Puy-de-Dôme souffre d’un déficit de notoriété auprès du grand public. Rattaché géographiquement à la Loire, il ne couvre aujourd’hui que 800 hectares, répartis en majorité sur les coteaux qui bordent la vallée creusée par l’Allier, affluent ligérien. Et quand ce vin est connu des amateurs, on met rarement en avant ses qualités gustatives. Comme le saint-pourçain voisin, produit un peu plus au nord, celui élaboré autour de Clermont-Ferrand est assimilé à un vin de masse, peu alcoolisé (autour de 10 degrés), à boire dans l’année. Le contraire d’un vin de terroir…
Les cinq crus des côtes-d’auvergne
Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. L’existence d’une voie fluviale vers Paris a naturellement contribué à l’essor de la viticulture. Née probablement à l’époque gallo-romaine — les premières traces de vigne datent du Ve siècle après J.-C. —, elle s’y est développée avec l’aide des moines cisterciens qui, dès le Moyen Age, délimitent le vignoble auvergnat comme ils l’ont fait en Bourgogne. C’est la naissance de la notion de cru, en fonction de la nature du sol. Henri IV sera un grand amateur du vin de chanturgue, issu de la colline clermontoise du même nom — et devenu depuis l’un des cinq crus des côtes-d’auvergne. Avec l’ouverture du canal de Briare, en 1642, qui assure la connexion de la Loire et du Loing (donc de la Seine), le commerce s’intensifie. Les Auvergnats chargent leurs « sapinières » (embarcations en bois) de vin et de charbon du Massif central et font voguer leur marchandise jusqu’à Paris, où ils ouvrent des brasseries pour écouler leur breuvage. Les lecteurs d’Astérix se souviennent sans doute d’Alambix, le marchand de Gergovie à l’accent chuintant du Bouclier arverne, précurseur du florissant commerce en vin et charbon qui fit la fortune des bougnats.
Funeste puceron
A la fin du XIXe siècle, le phylloxera, puceron importé d’Amérique, ravage le vignoble européen. L’Auvergne connaît paradoxalement un fugace âge d’or. Beaucoup plus enclavé que le Languedoc et le Bordelais, premières régions touchées par la maladie, le vignoble auvergnat compense la baisse de production des régions concurrentes : dans le Puy-de-Dôme, la barre des 45 000 hectares de vignes est atteinte à l’aube des années 1890 et avec 1,6 million d’hectolitres le département devient le troisième producteur viticole de France, derrière l’Aude et l’Hérault. Plus que l’actuel vignoble bourguignon ! Mais le funeste puceron finira par atteindre les ceps épargnés et plongera la région dans une longue et inexorable dépression viticole, prolongée et amplifiée par la Première Guerre mondiale et la crise économique de 1929.
Toscane d’Auvergne
Réduites à peau de chagrin, quelques centaines d’hectares à peine, voilà que les vignes du Puy-de-Dôme relèvent timidement la tête : « Grâce à la présence des volcans, il y a un sous-sol exceptionnel en Auvergne, unique en France, qui combine des coulées de basaltes et de calcaire », explique Patrick Bouju, vigneron devenu géologue. Sans oublier les fameuses pépérites, une espèce de ciment naturel qui mêle de petits morceaux de magma vitrifié, ressemblant à des grains de poivre, à la roche sédimentaire broyée par explosion. Sur ce sol volcanique, le gamay d’Auvergne, cépage local, développe des arômes poivrés particulièrement typés. « Protégées par la chaîne des Puys et les monts du Forez, nos vignes bénéficient d’un climat très sec, avec une arrière-saison fraîche, et donc des amplitudes thermiques importantes, bénéfiques pour la vigueur de la vigne. Il ne pleut que 600 millimètres par an, moins qu’à Bordeaux ! » Un microclimat et un relief qui ont valu à la région le surnom de Toscane d’Auvergne, attribué à la Renaissance par Catherine de Médicis, de passage dans ces paysages vallonnés qui lui rappelaient son pays natal. Réchauffée par « l’effet de foehn », phénomène météorologique qui concentre la pluie d’un côté des montagnes et engendre des masses d’air chaud de l’autre côté, la plaine de la Limagne, à l’est de Clermont-Ferrand, est théoriquement à l’abri du gel, l’ennemi juré du vigneron avec la grêle. Pourtant, pour la première fois en vingt millésimes, Patrick Bouju a perdu cette année 80 % de ses raisins…
Avec d’autres « congelés », dont ses amis Alexandre Bain, en Loire, et Alice Bouvot, dans le Jura, il a donc sillonné la France à la fin du mois d’août pour vendanger et acheter du raisin (bio) à des vignerons plus chanceux que lui. Du muscat du côté de Banyuls, du gamay dans le Beaujolais, de la syrah vers Pézenas. « Ces raisins serviront à produire mon vin de négoce, plus simple et facile à boire que le vin de terroir que je fais habituellement sur le domaine. J’ai pu à cette occasion partager mon expérience avec des vignerons qui débutent et n’ont jamais tenté l’aventure des vins sans soufre. » Patrick Bouju appartient à cette génération de néo-vignerons très respectueux de la nature, ennemis des « manipulations » en tous genres : « Dans mes vins, il n’y a que du raisin et de la sueur », aime répéter ce diplômé en chimie moléculaire, qui a appris à interroger ses connaissances et s’est formé aux côtés de Jean Maupertuis et de Pierre Beauger, précurseurs du vin naturel en Auvergne.
Des vins chargés d’émotion
Alors que les vins locaux ressemblaient de plus en plus à de l’eau à force d’être dilués par des rendements poussés au maximum (on les aurait même utilisés un temps dans la région pour fabriquer du mortier !), Patrick Bouju a laissé la vigne se battre avec le basalte, fidèle au précepte de Lao Tseu qu’il a reproduit sur les étiquettes de ses bouteilles : « Produire sans s’approprier, agir sans rien attendre, guider sans contraindre, voilà la vertu primordiale. » Seules ses très vieilles vignes, âgées de cent vingt ans, sont un peu aidées avec des décoctions de plantes et des amendements de purin d’ortie. En agissant ainsi, il produit des vins aux arômes complexes qui peuvent vieillir, et dément la légende propagée par les détracteurs des vins libérés des camisoles chimiques : « Je pense sincèrement que l’agriculture dite conventionnelle, c’est-à-dire chimique, est une parenthèse dans l’histoire. Pour ma part, je cherche à remettre l’homme au centre du processus de production pour faire des vins chargés d’émotion. » Personne ne peut rester de marbre devant un verre de Festejar, son gamay pétillant légèrement sucré, ou de Basalte, son pinot noir intense à la fraîcheur toute volcanique. Grâce à Patrick Bouju et à ses camarades, Aurélien Lefort ou Vincent Marie, parmi une douzaine d’autres, les vins d’Auvergne se vendent désormais sur les plus grandes tables, du Japon au Danemark : « Avec le réchauffement climatique, d’autres vignobles d’altitude vont renaître, car ils bénéficieront d’une certaine fraîcheur. Je suis sûr qu’il reste de futurs grands terroirs à redécouvrir. »