(27) « Nous ne faisons pas un métier d’enfant de chœur chère mademoiselle, lorsque nous traitons certaines affaires avec nos collègues du Sud nous nous servons d’intermédiaires aux mains pas toujours très propres… »
Armando, chic à l’italienne, m’expliqua que lui et ses frères ont été les premiers à travailler en Chine. « Nous avons assuré une continuité dans nos interventions, avec des conseils techniques, en fournissant des techniciens italiens. Et nous sommes aujourd’hui parmi les plus gros importateurs de produits chinois au monde. »
Au début des années 90, Armando, qui avait alors une trentaine d’années découvre une Chine radicalement différente de celle d’aujourd’hui. « Les gens étaient encore vêtus de costumes maoïstes. Les rues comptaient peu d’automobiles, énormément de bicyclettes. C’était une Chine ancienne. Le pays s’est transformé à très grande vitesse. Voyager à travers la Chine à cette époque, se rendre dans les zones rurales les plus reculées, celles qui allaient devenir d’importantes zones de production de tomates, a été pour moi une véritable aventure. Je me souviens d’avoir fait un voyage en train couchette, interminable, de vingt-quatre heures, dans des conditions d’hygiène particulièrement difficiles… Au Xinjiang, faute de ponts, il m’est arrivé de traverser des rivières en voiture. Cela vous donnait vraiment la sensation d’être un pionnier. »
Il me souriait en ajoutant « vous n’êtes pas venue jusqu’à Parme pour m’entendre radoter sur mes exploits de jeunesse et vous documenter sur la mondialisation de la filière tomate. Cependant votre demande m’a beaucoup surpris. Je n’ai pas très bien compris en quoi je pouvais être en mesure de vous mettre en contact avec un consortium de mystérieux investisseurs s’intéressant à des GCC de Bordeaux. Si je vous reçois c’est que des amis français m’ont dit grand bien de vous, mais vous allez devoir m’expliquer plus précisément cette étrange affaire. Si vous le voulez bien nous allons aller déjeuner.
Nous sommes allés prendre l’apéritif Via Farini, une superbe rue piétonne où l’on trouve probablement la plus grande concentration de restaurants avec terrasses, en plus de très appétissantes salumeria, des charcuteries où l’on vend le proscuitto di Parma et sa version très haut de gamme, le culatello di Zibello, qui, contrairement ce dernier, est fait avec seulement le haut de la cuisse du porc, et seulement dans la région humide de Polesine, aux abords de la rivière Po.
Puis nous nous rendîmes dans le meilleur restaurant de cuisine italienne à Parme « Al Tramezzino ».
Nous commençâmes commence avec les grissini croquants que nous saucions dans une soucoupe pour goûter quelques-unes des huiles fraîchement arrivées.
Puis vint le choix des spécialités parmensi" artisanales : le jambon Sant'Ilario avec 38 mois de maturation, le spalletta de cochon noir et le strolghino de Bocchi. Et encore la zuppetta de châtaignes, les cannellini et écrevisses rouges ; l’oeuf croquant à la vanille avec des noisettes et truffe noire ; le tartara de boeuf avec Parmesan fumé. Les tagliolini durs en assaisonnement crémeux avec des écrevisses roses, le bergamotto et fleurs; le risotto avec du Carnaroli vieilli, travaillé avec citrouille cloche, le cocozza, enrichi avec des cailles désossées et passées en poêle. Les spaghetti avec pulpe de hérisson et cimes de navet, ainsi que les ravioli d'orties à la plaque avec piment doux. Le cerf "en Black" a cuisson rose précise, ail noir, feuilles de chou noir, mûre de ronce. Et encore le mérou de fond, artichauts, Chartreuse ; la dentice avec citrouille ; le filet de cochon au cacao.
Je ne savais que choisir. Mon hôte nous fit servir un superbe assortiment d’un peu de tout.
La carte des vins était internationale. Armando insista pour que nous déjeunions au champagne, celui de Selosse que le patron suivait depuis toujours.
Au fur et à mesure que je développais mon histoire Armando devenait de plus en plus perplexe, il fronçait les sourcils, s’interrogeait en silence. Manifestement cette affaire le dépassait mais il cherchait le pourquoi de son implication par Arkan Jr dont il connaissait bien sûr l’existence. « Nous ne faisons pas un métier d’enfant de chœur chère mademoiselle, lorsque nous traitons certaines affaires avec nos collègues du Sud nous nous servons d’intermédiaires aux mains pas toujours très propres. Arkan Jr est de ceux-là. Je pense qu’il vous envoie vers moi pour que je vous oriente discrètement vers son, ou ses véritables commanditaires. La loi de son milieu lui interdit, sous peine d’y laisser sa peau, de vous révéler qui est véritablement derrière cette étrange proposition.
J’ai ma petite idée mais avant de vous orienter vers ceux qui sont, à mon avis, les employeurs d’Arkan Jr, il faut que je fasse faire une discrète enquête dans les milieux de l’agromafia.
« En Italie, la criminalité dans le secteur agro-alimentaire a pris une telle ampleur que les institutions de la Péninsule la désigne d’un néologisme : agromafia. Avec la saturation des activités « traditionnelles » des mafias et sous l’effet du ralentissement économique engendré par la crise de 2008, les affaires d’agromafia n’ont cessé de se multiplier depuis une dizaine d’années. La Direction nationale antimafia a estimé le chiffre d’affaires des activités mafieuses dabs l’agriculture italienne à 12,5 milliards d’euros pour l’année 2011, soit 5,6% du produit annuel de la criminalité en Italie. Un chiffre passé à 15,4 milliards d’euros en 2014. La même année, à titre de comparaison, le groupe Danone réalisait un chiffre d’affaires de 21,14 milliards d’euros.
Les boss sont désormais présents dans toutes les branches de l’agrobusiness italien. De la mozzarelle à la charcuterie, aucun produit typiquement italien n’échappe à l’influence des clans. La fluidité de la circulation des marchandises propres à la mondialisation, le prestige dont jouissent les produits « Made in Italy », les mutations structurelles propres à l’agrobusiness ont largement contribué à l’essor de l’agromafia. De la Commission parlementaire antimafia aux syndicats italiens, tous soulignent et s’inquiètent de l’influence croissante de la criminalité organisée dans l’industrie agro-alimentaire.
La logique est simple. Les capitaux accumulés résultant des activités criminelles sur des territoires contrôlés par la Camorra (Campanie), Cosa Nostra (Sicile), la ’Ndrangheta (Calabre) ou la sacra Corona Unita (Pouilles) ont besoin de débouchés dans l’économie « blanche », afin de circuler, d’atteindre de nouveaux territoires, de générer de nouveaux profits.»
Nous finîmes ce plantureux déjeuner avec un superbe plateau de fromages et une glace à la pomme cuite au chocolat fumé.
« À mon avis votre affaire c’est du billard à trois bandes mais l’important pour vous c’est de savoir qui tient la bonne queue, celle qui fait le coup gagnant… »
Armando me fit le baisemain en me confiant à l’honorable correspondant qui nous avait discrètement accompagnés au restaurant « Prenez soin de vous mademoiselle et, à l’avenir, évitez de venir piétiner les plates-bandes de gens qui ne reculent devant rien… »