(21) Le recadrage de ce soir, au 36 quai des Orfèvres, allait être encore plus pimenté pour les fines gueules de la haute hiérarchie policière.
Nous avions conclu le contrat dans la nuit. Lucette, garante de la transaction, assurerait les paiements, arrhes et solde, dans la plus grande discrétion, par des petites ponctions régulières sur mes comptes courants afin de ne pas attirer l’attention de sa hiérarchie.
Devais-je avertir la maison poulaga de mon action préventive ?
L’urgence ne me le permettait pas, les rouages administratifs, y compris ceux de la police, sont si tortueux et si lents que je risquais de perdre un temps précieux. La vitesse de ma réaction était un gage de ma puissance de feu. Les mandataires d’Arkan Jr ne seraient ébranlés que s’ils se sentaient en état d’infériorité.
Nous avions décidé d’enlever Arkan Jr en le cueillant dès qu’il serait en position de l’être. Ça ne saurait tarder car la tuile d’hier au soir devrait l’amener à contre-attaquer très vite. Si besoin était je servirais d’appeau sur mon frêle scooter électrique.
Nos alliés yakuzas l’avaient localisé dès le matin, il tenait un conseil de guerre à la Mouzaïa.
Ils ne nous restaient plus qu’à attendre. L’atmosphère, rue Charles Floquet, était à couper au couteau, nous chalutions dans un monde qui n’était pas le nôtre et nous n’en menions pas large. Pour calmer ses petits nerfs Rosa surfait sur le Net. Soudain, triomphalement elle s’écria :
« Parker-Parker&Parker, n’existe pas! J’ai fait toutes les recherches et je n’ai rien trouvé nulle part… »
Je ne pus m’empêcher de répondre « nous sommes vraiment des amateurs, c’était la première vérification que nous devions faire… »
Arkan Jr venait de quitter la Mouzaïa dans une Porsche Cayenne sans escorte. Ses suiveurs habituels le suivaient. Le reste de sa troupe, deux cross-over BMW, semblait se mettre en ordre de marche pour une opération. Consigne : notre troupe devait se replier fissa sur la place Fürstenberg, chez Marie, lieu sans doute encore inconnu de la bande d’Arkan Jr ; le siège de la rue Charles Floquet serait immédiatement sécurisée par les yakusas ; une chaîne de filoche de la Porsche Cayenne était en place avec une forte présomption qu’Arkan Jr aille rendre une petite visite à Agrippine.
Les yakusas nous convoyèrent dans des cross-over Nissan jusque chez Marie. Au cours du trajet celle-ci reçu un appel d’Aadvark qui lui annonçait son retour immédiat, la disparition de sa chère et tendre lui causait souci. Marie joua à merveille les étonnées. Avait-il averti la police ? Il lui répondait que non. Mais alors pourquoi cet affolement ? Elle est injoignable ! Était-elle coutumière de ce genre d’escapade ? Aadvark répondait que non. Que sans aucun doute sa disparition avait un rapport avec ces foutues propositions. Pourquoi ce pluriel ? Aadvark bafouillait, se reprenait pour dire qu’il était perturbé, qu’il souhaitait vivement rencontrer Marie pour l’aider à dénouer les fils d’une affaire qui le dépassait. C’est tout juste s’il ne fit dans le pauvre paysan de Fernand Raynaud. « … ça eu payé mais ça ne paye plus… »
Marie me dit « la poire est mûre, espérons qu’elle ne soit pas blette lorsque nous la réceptionnerons. »
Mon smartphone se manifestait lui aussi, un numéro masqué cherchait à me joindre, je me connectais « Tarpon… »
- Le directeur de la PJ de Paris !
- Mes respects monsieur le directeur…
- Vous me causez des soucis monsieur Tarpon…
- J’en suis désolé…
- Un recadrage de vos activités me semble le bienvenu dans les meilleurs délais.
- À votre disposition monsieur le directeur…
- Ce soir à 21 heures à mon bureau au 36 quai des Orfèvres
- J’ai toujours rêvé de cette adresse mythique !
- Vous avez de la chance monsieur Tarpon nous allons déménager au 36 rue du Bastion dans le XVIIe
- Puis-je me faire accompagner par Marie de Saint-Drézéry monsieur le directeur ?
- Comment pourrais-je refuser de recevoir une amie de monsieur le Ministre ?
- Je vous comprends…
- J’aurai moi aussi de la compagnie monsieur Tarpon.
Le chef de convoi des yakusas se tournait vers moi « le colis a été intercepté, sans casse, au péage de la A14 à Nanterre. Nous le plaçons en consigne… »
Le recadrage de ce soir, au 36 quai des Orfèvres, allait être encore plus pimenté pour les fines gueules de la haute hiérarchie policière.
Ça allait sûrement bouillir !
Nous allions devoir jouer serré mais que pouvait-on nous reprocher ? L’accident d’hier au soir ne pouvait nous être attribué, quant à l’enlèvement d’Arkan Jr il dépassait nos capacités. Ces messieurs allaient devoir nous donnez de vraies contreparties dans cette affaire pour que nous cessions de jouer les idiots utiles.
Les idiots utiles seraient partout. Il faut reconnaître que pour déstabiliser, voire humilier un adversaire, la formule est efficace. Personne n’aime se faire traiter d’idiot –même utile. Seul problème: la formule est souvent mal utilisée.
Excluons d’emblée l’application de cette qualification aux crapules, qui servent sans y croire une idéologie ou une cause dans leur propre intérêt –pour l’argent, la notoriété ou le pouvoir. Réservons le même sort aux cyniques. Car l’Idiot utile est sincère, il croit à la cause dont il se fait l’avocat; ainsi, André Gide qui défendait la révolution de 1917 au début des années 1930 pouvait être rangé dans cette catégorie jusqu’au Retour de l’URSS écrit en 1936, où il fait part de son désenchantement. De nombreux intellectuels occidentaux –Jean-Paul Sartre, qui ne voulait pas désespérer Billancourt, les «compagnons de route» du Parti communiste de Maurice Thorez qui vantaient les mérites de la «Patrie des travailleurs» dans les années 1950, pendant la Guerre froide– croyaient pour la plupart participer à un combat progressiste, pour le bien de l’humanité.
L’Idiot utile pense servir une cause juste.
Mais, par manque de jugement ou d’information, il sert en fait, involontairement, une cause qu’il ignore, et qui peut contredire ses convictions profondes. Il est naïf, n’ayant pas su percevoir la réalité de cette cause, ou trop pressé, n’ayant pas encore les éléments qui lui permettraient de bien analyser les conséquences de la voie qu’il soutient.
Plus généralement, il faut rappeler qu’on attribue l’expression à Lénine, qui appelait ainsi cyniquement les intellectuels occidentaux avec lesquels il voulait s’allier, ceux qu’il voulait manipuler parce qu’ils n’avaient pas compris la réalité de la cause défendue, tout en se félicitant de leur «utilité», par le soutien qu’ils apportaient aux communistes.